La première chose à laquelle on pense généralement, lorsqu’on parle de norme linguistique, c’est le contenu des ouvrages de référence et les décisions des autorités langagières. En somme, tout ce qui est en lien avec la correctivité. Ce qui constitue une faute, ce qui est considéré comme bon ou mauvais, français ou non. Cette norme s’appelle la norme prescriptive. De fait, c’est la norme qui prescrit. De l’autre côté du spectre, il y a la norme descriptive. Cette norme, qui peut elle aussi être incluse dans certains dictionnaires, ne fait pas de prescription. Elle décrit l’usage que les gens, dans le temps présent, font de la langue.

Par exemple, la norme prescriptive nous dira que le mot académique, en français, doit être utilisé seulement dans le sens de « relatif à une académie ». On apprendra qu’en faire l’usage dans le sens de « relatif à l’université, à la connaissance » est un anglicisme et que c’est, donc, une faute. La norme descriptive, elle, dira que le deuxième sens est compris des personnes locutrices. Si je dis « ma bibliothèque contient beaucoup d’ouvrages académiques », personne ne pensera que je parle uniquement des dictionnaires de l’Académie. La norme descriptive pourra cependant informer que le deuxième sens est condamné. Elle ne le condamnera pas. Elle rendra l’information disponible.

Il est faux de dire que le mot académique « n’a pas ce sens en français ». C’est le français que j’ai utilisé dans la phrase que j’ai donnée en exemple au sujet des ouvrages académiques. Et les francophones du Québec comprennent le sens que je veux donner au mot. Si j’avais dit « ma bibliothèque contient beaucoup d’ouvrages rudimentaires », avec la volonté de qualifier les ouvrages dont je parle comme appartenant à la connaissance et à l’université, on pourrait assurément dire que le mot rudimentaire « n’a pas ce sens en français ». Car il ne l’a pas. Aucune personne locutrice du français ne comprendra « relatif à l’université, à la connaissance » quand elle entendra le mot rudimentaire.

Certaines personnes affirment que si on ne suit pas la norme prescriptive, on « se mettra à parler n’importe comment ».

Mais une personne qui parlerait « n’importe comment » ne se ferait pas comprendre. Une personne qui « parlerait n’importe comment » ne réussirait pas à passer son message.

Cela en choquera peut-être plusieurs, mais même les gens qui ne maîtrisent pas les règles de la norme prescriptive obéissent à une norme. Ces gens mettent le sujet devant le verbe, par exemple. C’est une des règles de base de la structure syntaxique du français. Dans la phrase « Gustave déteste Conrad », le fait que ce soit Gustave qui vienne avant le verbe nous donne l’information que c’est le sujet, et que, donc, Conrad est l’objet (oui, j’utilise le concept d’objet, n’en déplaise à la nouvelle grammaire…). On peut ne pas connaître la terminologie, on peut ne pas être en mesure de faire l’analyse grammaticale d’une phrase, mais on sait cela. Si on ne le savait pas, on ne pourrait pas communiquer. Il suffit de penser à ces situations où, en apprenant une langue étrangère, la première chose qu’on veut faire pour comprendre, c’est de trouver le satané sujet.

Plusieurs m’ont déjà accusée d’être « contre » la norme prescriptive (comme si une telle chose était possible). Mais ce que je n’aime pas des prescriptions de certaines autorités langagières, c’est le manque de cohérence et les raisonnements à l’emporte-pièce. C’est le fait d’exprimer un jugement (car le fait d’affirmer que tel ou tel mot est mauvais, c’est un jugement) comme s’il s’agissait d’un fait. Ce n’est pas grave d’exprimer des jugements. La norme prescriptive est (supposément) là pour dire aux personnes locutrices comment utiliser la langue d’une manière qui est acceptable socialement. Et si c’est social, cela implique nécessairement un jugement. Mais ce serait intéressant d’avoir un peu plus de transparence.

Il y a aussi la manière dont on a été habitué à concevoir la norme prescriptive. Comment cette norme a été, en quelque sorte, normalisée.

Cette idée que si on n’obéit pas à cette norme, on parle du mauvais français. Cela amène la dangereuse conséquence que tout le monde parle du mauvais français, d’une certaine manière. Car personne ne peut constamment obéir à la norme prescriptive. Même pas les gens qui en sont à l’origine! De fait, il y a des situations où respecter les règles de cette norme est plus important. De fait, si on ne suit pas les arrêts de la norme prescriptive dans ces situations, on risque d’être jugé socialement. C’est « mauvais » dans le même sens qu’il serait mauvais de servir du vin blanc dans des coupes à vin rouge lors d’un gala. C’est « mauvais » dans le même sens qu’il serait mauvais de porter un bikini pour aller magasiner. Tout dépend de la situation. De la situation sociale.

J’entends d’ici certaines personnes affirmer que suivre les règles de la norme prescriptive permet de faire des textes mieux structurés et mieux compréhensibles. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet aujourd’hui, car j’en parlerai dans un prochain texte. Je dirai seulement ceci : il arrive très souvent que des gens qui écrivent en obéissant aux règles de la norme prescriptive fassent des textes mal structurés, incompréhensibles et difficile à lire. J’ai plusieurs noms en tête…