Un dimanche matin de mai sous un soleil de plomb à Ramlet el Bayda, la seule plage publique de Beyrouth, on est confronté à un tableau désolant. La mer semble fraîche et invitante, mais elle a été classée comme dangereusement polluée par le CNRS. Le sable, lui, est picoté de déchets de toutes sortes : bouteilles de plastiques, verres à café, pailles, sandales abandonnées.

Alors des volontaires enfilent leurs gants puis empoignent les sacs et les pelles pour extirper les détritus du sable et les trier. Malgré la chaleur accablante, ils continuent de bûcher fort.

Nivine Hachem, une habitante de Beyrouth, est la cofondatrice de Two Better, une initiative citoyenne qui vise à transformer le plastique en objets déco pour la maison ou en sièges de balançoires. « Malheureusement, parce que nous n’avons pas cette prise de conscience dans le pays, beaucoup de choses sont jetées. Il y a beaucoup de bouteilles d’eau, d’emballages, même des chaussures et des couches. Nous sommes un peu choquées par ce qu’on peut trouver », dit-elle. La designer Dalia Bohasali, qui collabore avec Two Better, tente de mobiliser le plus de volontaires possible lors de ces journées de nettoyage. « Les gens sont conscients, ils ne sont juste pas sûrs qu’ils peuvent créer le changement. Nous sommes ici pour leur dire que oui, ils le peuvent ».

Chagid, volontaire à Basecamp, est toujours au rendez-vous lors des opérations de nettoyage.
Marie-Anne Dayé

Un peu plus loin, sur la même étendue de sable malmenée, Mohamad, bénévole pour Basecamp, un organisme qui vient en aide notamment aux familles affectées par l’explosion du 4 août 2020, racle le sol avec un râteau à une vitesse impressionnante malgré la chaleur.

Je rejoins ensuite Mark Darido et Josiane Maalouf qui filtrent les petits morceaux de plastique à l’aide de tamis. Leur organisation, Green Environmental Movement (GEM), qui n’était au départ qu’un petit groupe d’amis sur Twitter, rassemble maintenant 500 bénévoles dévoués pour nettoyer les plages et les forêts. Leur mobilisation a même un volet éducatif. « On va dans les écoles et les universités pour sensibiliser les jeunes, leur dire ce qui arrive lorsqu’ils jettent une bouteille sur la plage », explique Mark.

Les fondateurs de GEM s’activent sur la plage de Ramlet el Bayda. Ils ramassent les déchets à l’aide de tamis.
Marie-Anne Dayé

Pendant ce temps, à Aamchit, une ville côtière au nord de Jbeil, Roberto Helou et un groupe d’une trentaine de personnes s’affairent à la même tâche. Roberto est un jeune franco-libanais. Il ne manque ni d’idées ni d’énergie. Avec ses acolytes, il alimente une chaîne Youtube sur laquelle il promeut la cuisine, les paysages et les lieux inusités du Liban, entre autres. En 2020, avec son initiative Plastic Free Lebanon, il a entrepris de créer le plus grand drapeau à partir de plastique recyclé, ce qui lui a valu un record Guinness.

Roberto Helou est l’initiateur de Plastic Free Lebanon et invite les volontaires à participer à l’effort de nettoyage.
Marie-Anne Dayé
« L’éducation, c’est le plus important, soutient Roberto. Éduquer les gens sur le fait qu’en tant que consommateurs, on peut réduire notre consommation de plastique et de choses qui nuisent à l’environnement, même si on a un système qui est complètement inefficace et corrompu ».

Pendant que nous sommes en train de discuter, un passant remarque les volontaires qui ramassent les déchets et se joint à eux. « On doit s’attendre à ce que le gouvernement fasse des choses et on a besoin de créer plus d’activisme et plus d’initiatives. Mais il faut nous aussi que nous ayons un impact sur notre propre manière de consommer. Ces cleanups, c’est pour moi l’élément le plus important », poursuit-il.

Un volontaire a fait une étonnante récolte de souliers et de sandales sur la plage d’Aamchit.
Marie-Anne Dayé

Une appli pour collecter les déchets recyclables

Dans un pays qui possède un système de gestion des matières résiduelles inefficace et inégal d’une municipalité à l’autre, des personnes allumées ont eu l’idée de créer un système alternatif. C’est le cas de Georges Bitar, qui a créé Live Love Recycle en 2017. Il a subi, comme tous les Libanais, la crise des déchets de 2015, survenue à la suite de la fermeture de la plus grande décharge du pays. « Je ne savais ni comment trier, ni où envoyer mes déchets recyclables », raconte Georges au volant de sa voiture qui nous mène au centre de tri de Mansourieh, à 30 minutes du centre-ville de Beyrouth. Ainsi, il a décidé de créer sa propre entreprise. « On a trouvé les fonds à force de frapper aux portes, mais il y avait des gens qui ne croyaient pas trop à notre idée », dit-il.

Pour utiliser l’appli, il suffit de choisir les matières dont on veut disposer, le nombre de sacs et le montant que l’on veut donner, et un employé se présente au domicile en scooter dans l’heure qui suit.
Marie-Anne Dayé

Live Love Recycle est une application gratuite (mais qui accepte les dons). Les usagers sélectionnent le type de matière qu’ils souhaitent recycler. Ensuite, un employé vient chercher les sacs en scooter ou en tuktuk et les porte dans une benne dont le contenu sera acheminé au centre de tri. Une fois au centre, ces matières sont triées à nouveau, compactées et vendues à une entreprise de recyclage.

Aujourd’hui l’entreprise Live Love Recycle est présente à Beyrouth et les environs, à Jounieh, et à Tripoli. Elle emploie 50 personnes, ramasse les matières de 25 000 à 30 000 foyers par mois, enregistre une croissance de 12% par mois et a collecté depuis 2017 environ 6000 tonnes de déchets.

Au centre de tri, Georges observe les effets de la crise économique dans laquelle est plongé le Liban depuis 2019. « Qui achète encore des [boissons en] canettes au Liban? Personne », constate-t-il. Le pouvoir d’achat des Libanais a drastiquement diminué et les produits reçus au centre sont le reflet de la consommation de la population. « Tous les produits ont changé. Les déodorants, par exemple, on en recevait 10 caisses, maintenant on en reçoit une caisse », remarque-t-il. Les produits importés, payés en dollars, se font aussi de plus en plus rares.

Georges revient sur les effets de la crise des déchets de 2015. « Le seul truc positif que je vois par rapport à la crise qu’il y a eu au Liban, c’est que les gens ont plus conscience du recyclage ». La situation actuelle aura probablement des répercussions sur la gestion des déchets, elle aussi.

« Avec la corruption, les gens ont pris conscience qu’ils doivent trier et recycler. Je ne parle pas de tout le monde, car il y a beaucoup de gens qui s’en foutent », nuance Georges Bitar.
Marie-Anne Dayé

Anthony trie les bières au centre de tri de Mansourieh. Ce sont les bières locales, comme la Almaza, qui sont les plus consommées, surtout depuis que les bières importées sont devenues hors de prix en raison de la crise économique.
Marie-Anne Dayé

Voir de l’or dans les déchets

« Arrêtons de considérer les déchets comme un problème. Les déchets sont une ressource. Surtout au Liban, c’est facile, car nous ne sommes pas très industrialisés. Et les déchets ménagers ne sont pas mélangés à des déchets chimiques ou industriels », soutient Ziad Abichaker rencontré à Beyrouth dans son bureau de Cedar Environemental, l’entreprise de traitement des déchets qu’il a fondée en 1999 à l’époque où la compagnie privée Sukleen détenait le monopole de la collecte des ordures. Les murs, les planchers, les poignées, tout dans son bureau a été fabriqué à partir de déchets revalorisés.

Ziad Abichaker a développé une éco-planche, un panneau imperméable créé à partir de déchets plastique qui a une longue durée de vie, ne pourrit pas, ne rouille pas et ne cède pas.
Marie-Anne Dayé

L’entrepreneur soutient que la crise financière a aidé le secteur du recyclage au Liban. « Là où il y a de la pauvreté, le recyclage prend de l’ampleur car ce sont des matières premières gratuites ».

Avec Cedar, il a développé un système industriel pour recycler et réintroduire ces matières recyclées dans l’économie. L’économie circulaire, en gros.

Avec enthousiasme, il raconte qu’il y a 5 ou 6 ans, il a promis à des élèves que s’ils réussissaient à remplir deux grands sacs de leurs emballages de chocolat ou de crème glacée, il les transformerait en banc pour leur école. Les élèves ont réussi à avoir leur banc. « Je pense que la meilleure façon d’éveiller les consciences est de montrer par l’exemple », dit-il.

En plus de Cedar Environnemental, qui compte une dizaine d’usines de transformation et 52 employés, Ziad Abichaker a également fondé Green Grass Recycling Initiative Lebanon (GGRIL). Pour faire vivre cette dernière, il collabore avec une entreprise familiale de souffleurs de verre qui était au bord de la faillite. Après l’explosion au port de Beyrouth, il a invité les habitants de Beyrouth à rassembler le verre cassé dans des sacs et à envoyer leur localisation sur l’application WhatsApp pour que des bénévoles viennent les récupérer et les envoient à une nouvelle usine construite à Tripoli. Grâce à GGRIL on peut se procurer en ligne ou dans les souks des carafes traditionnelles, des verres et des bols à partir de verre recyclé.

Ziad Abichaker demeure optimiste. « Je crois au puissant effet des idées. Dès que vous avez une idée, elle va se développer. Peut-être que ça prendra deux ans, peut-être que ça attendra 20 ans, mais elle est là ». Le Liban a un besoin criant de ces idées fraîches et innovantes, de ces citoyens qui contribuent à rendre leur pays plus propre et à lui redonner une parcelle de sa dignité.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.