Quelques semaines avant la prise du pouvoir par les Talibans en Afghanistan, j’avais entamé la lecture du livre Le libraire de Kaboul, qui raconte l’histoire de Sultan Khan, libraire de son état dans la capitale afghane, qui voit sa vie transformée alors que les Talibans étaient chassés du pouvoir au début de l’année 2002. Un récit véridique écrit par la journaliste et autrice norvégienne Asne Seierstad, qui avait séjourné quelques semaines chez Khan à l’époque et qui en a rapporté ce récit, une histoire qui entremêle l’espérance d’une vie meilleure et les tribulations d’une famille à cheval entre tradition et modernité.

Pour la petite histoire, la famille Khan (un pseudonyme) a poursuivi Seierstad en 2007 pour diffamation. D’abord déclarée coupable devant une cour suédoise, elle a par la suite été innocentée en appel trois ans plus tard. Mais même si le livre a finalement été jugé comme fidèle à la réalité, la famille Khan considère toujours que le livre constitue une invasion de leur vie privée et le roman, traduit en persan et distribué illégalement en Afghanistan, leur a rendu la vie misérable, l’autrice ayant brossé le portrait d’un dur patriarche polygame et porté un grave jugement sur la culture afghane à-travers une lorgnette occidentale, féministe et progressiste.

D’ailleurs, Khan (Shah Muhammad Rais de son vrai nom) a publié par la suite sa version de sa propre histoire sous le titre Once Upon a Time There Was a Bookseller in Kabul.

Bref, si le roman dépeint quand même des réalités objectives, il a visiblement été écrit tant dans un esprit de juge que de conquérant – d’ailleurs, la Norvège a elle aussi participé à l’occupation militaire de l’Afghanistan dès 2002.

Leçons (non) retenues

Si je vous raconte cette anecdote, c’est que j’y vois symboliquement tant les ingrédients de la défaite de l’empire américano-occidental en Afghanistan que de son déclin civilisationnel initié dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001, un peu comme les cerfs-volants qui flottent un peu partout dans le pays lorsque souffle un tant soit peu un vent de liberté.

Ce sentiment de supériorité morale. Cet arrogant sentiment de légitimité de débarquer dans un pays souverain dans le but d’y « reconstruire » la société à notre image selon les principes de la démocratie libérale est une version contemporaine des efforts de l’Empire romain pour « civiliser les barbares », les routes et la citoyenneté en moins.

Aussi, ce mépris pour les conséquences réelles de cette mission « civilisatrice » sur les populations qu’elle est censée libérer, pour finalement en arriver à une conclusion logique : la libération d’un peuple ne figurait pas à l’agenda, malgré la campagne de propagande livrée par les larbins de l’oligarchie qui, dès octobre 2001, voyaient les actions boursières des marchands de mort commencer à grimper.

Pour reprendre l’analogie avec l’Empire romain, nous avions à la tête du nôtre Caligula, Néron et Commode en même temps – sadisme, sociopathie, incompétence.

Le 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Afghanistan ont marqué ce que je considère le début de la 3e Guerre mondiale, vu son ampleur devenue planétaire. Elle vient de se terminer où elle a commencé, avec l’humiliante défaite d’un empire obsédé par sa propre grandeur et dirigé par des criminels élus qui se sont livrés au saccage de tant de pays : Irak, Libye, et aujourd’hui la Syrie, où se trouvent toujours des troupes américaines. D’ailleurs, la première action militaire de l’administration Biden fut une frappe aérienne contre des milices soutenues par l’Iran.

On se demande pourquoi… ou pas.

Les « terroristes » ont gagné

Dans son communiqué de presse de l’OTAN camouflé en chronique dans Le Devoir, François Brousseau arrive au bout de son texte sans même mentionner l’Afghanistan progressiste qui existait entre la fin des années 1960 (les réformes du roi Muhammad Zahir Shah) et l’émergence, à la fin des années 1970, de groupes de fanatiques religieux financés et armés par les États-Unis. Ceux-ci sont devenus par la suite les mujahideen, desquels sont issus non seulement les Talibans, mais toute la nébuleuse de chefs de guerre qui se sont disputé le pouvoir au prix du sang d’un peuple entier.

Et depuis vingt ans, ce sont des millions de civils innocents, de l’Afghanistan à la Libye en passant par le Yémen, qui meurent, victimes de cette doctrine mensongère notamment utilisée par Stephen Harper pour justifier l’entrée en guerre du Canada en Irak et en Syrie : combattre le terrorisme là-bas pour garantir notre sécurité ici.

« Avec nous ou contre nous », avait dit Dick Cheney à-travers le porte-parole du Project for a New American Century qui faisait office de président à l’époque. (Le PNAC est un groupe de « réflexion » néoconservateur qui a orchestré la continuité de l’impérialisme américain suite à la chute de l’Union Soviétique.)

Puis ici, au nom de notre sécurité, l’installation d’États policiers construits avec un raffinement et une sophistication tels que le citoyen moyen s’en accommode sans trop poser de question. Les tisserands du pouvoir ont su bien manufacturer son consentement, même si cette dérive sécuritaire constitue la preuve que la doctrine ci-haut discutée n’est qu’un vulgaire paravent taché de sang.

Au final, nous devons nous déchausser et nous faire irradier le corps pour prendre l’avion, l’appareil sécuritaire n’a jamais eu autant de pouvoir et nous ne sommes pas plus en sécurité (ni moins, d’ailleurs).

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’Occident a laissé ce qu’il lui restait de légitimité morale sur le pas de la porte qui nous faisait entrer dans le 21e siècle.

Et aujourd’hui, en Afghanistan, les cerfs-volants ont de nouveau cessé de voler.

Des nouvelles d’Ali

La semaine dernière, Ali, dont je vous ai parlé dans ma première chronique afghane, m’a écrit après de nombreux jours d’un inquiétant silence.

Il était au Koweït, en attente d’un vol pour le Canada.

Il ne cessait de me remercier de l’avoir aidé à quitter l’Afghanistan.

J’aurais préféré n’avoir jamais eu à le faire.