On peut le lire sur le site de la RAWA qu’elle considère que « le gouvernement des États-Unis et le président Karzaï font surtout confiance aux chefs criminels de l’Alliance du Nord qui sont aussi brutaux et misogynes que les taliban. La RAWA considère que la liberté et la démocratie ne peuvent être données : « c’est le devoir du peuple d’un pays de combattre et d’atteindre ces idéaux. » La RAWA a organisé des classes pour les filles et les femmes, dans des camps de personnes déplacées au Pakistan. Pour sa part, l’Afghan Women’s Mission a été fondée aux États-Unis en 2000 pour appuyer la RAWA.
Sonali Kolhatkar : Depuis des années, la RAWA s’est opposée à l’occupation des États-Unis. Maintenant qu’elle est terminée, les talibans sont de retour. Est-ce que le président Joe Biden aurait pu faire les choses différemment pour s’assurer que les talibans ne reprennent pas le pouvoir si rapidement et que la situation soit meilleure que ce qu’elle est présentement?
RAWA : Nous pouvions prédire depuis le début comment tout cela se terminerait. Évidemment, le gouvernement des États-Unis ne voulait pas d’une fin si désastreuse, embarrassante et disgracieuse, ni ne voulait laisser sur le terrain une commotion telle qu’ils ont dû redéployer des troupes rapidement pour défendre l’aéroport et évacuer de manière sécuritaire leurs diplomates et leur personnel.
Nous considérons que les États-Unis ont quitté l’Afghanistan en raison de leurs propres faiblesses, et non parce qu’ils ont été vaincus par leur propre création – les talibans. En fait, deux raisons principales expliquent ce retrait, selon nous. La raison principale est la crise domestique complexe qui secoue les États-Unis.
Deuxièmement, la guerre en Afghanistan était exceptionnellement coûteuse, exigeant des centaines de milliards de dollars des contribuables. Ce poids financier a aussi poussé les États-Unis à quitter l’Afghanistan. Les décideurs politiques devaient donc retirer leurs troupes pour se concentrer sur des enjeux domestiques brûlants.
Cela dit, il faut rappeler que cette occupation a eu comme conséquence la destruction et le chaos dans notre pays, et un bain de sang. En raison de cette occupation, notre pays est maintenant le plus corrompu et le plus dangereux, en particulier pour les femmes. Sans oublier que cette occupation a fait le jeu de la mafia de la drogue. Voici pourquoi nous demandons, depuis 20 ans, que cesse l’occupation de notre pays par les États-Unis et l’OTAN et qu’ils repartent avec leurs technocrates et leurs fondamentalistes islamistes, pour laisser notre peuple décider de son propre destin.
La RAWA avait déclaré dès le 11 octobre 2001, dans les premiers jours de l’occupation de l’Afghanistan par les États-Unis (qui a débuté le 7 octobre) : « La poursuite des attaques menées par les États-Unis et l’augmentation du nombre de victimes civiles innocentes non seulement servent d’excuses pour les taliban, mais vont aussi favoriser la montée en puissance des forces fondamentalistes dans la région et même dans le monde. » Nous nous opposions à l’occupation principalement parce qu’elle favorisait le terrorisme, sous la belle bannière de la « guerre à la terreur ».
Même s’il était évident que le retrait lui-même n’aurait pas que de bonnes conséquences, si l’on considère l’époque où les assassins pilleurs de l’Alliance du Nord ont été placés au pouvoir en 2002 jusqu’aux prétendues négociations pour la paix et à l’entente de Doha (entre les États-Unis et les taliban) en 2020-2021, qui a mené à la libération de 5 000 terroristes des prisons afghanes, c’est une farce d’affirmer que les États-Unis et l’OTAN avaient pour objectif en Afghanistan d’y défendre des valeurs comme « les droits des femmes », « la démocratie », « la construction d’un État-nation », etc.!
Or, le Pentagone a démontré que malgré toutes ses théories justifiant l’intervention, cette invasion n’a pu mener à des conditions sécuritaires. De toute façon, il est clair que les politiques militaristes n’ont jamais eu comme but de rendre l’Afghanistan plus sécuritaire, pas plus que la décision de s’en retirer. Les États-Unis se sont maintenus en Afghanistan pour déstabiliser la région et y favoriser le terrorisme dans une stratégie d’encerclement de puissances rivales, la Chine et la Russie, et pour miner leurs économies par des guerres régionales. Les États-Unis savaient que leur retrait serait chaotique, mais ils ont tout de même choisi de partir.
Sonali Kolhatkar : Les dirigeants talibans disent qu’ils vont respecter les droits des femmes, en accord avec la loi islamique. Certains médias en Occident y voient là une bonne nouvelle. Or, les talibans n’ont-ils pas promis la même chose il y a 20 ans? Croyez-vous que leur attitude face aux droits humains et des femmes ait réellement changé?
RAWA : Si l’Afghanistan est aujourd’hui de retour sous les feux de l’actualité, c’est parce que les talibans sont revenus au pouvoir. Or, où étaient ces médias depuis 20 ans, pour couvrir la situation en Afghanistan et parler de la destruction du pays et de tous ces morts au quotidien? Ces entreprises médiatiques devraient avoir honte d’essayer d’embellir l’image de ces brutes de talibans, car elles ne font que verser du sel sur les blessures de notre peuple dévasté.
Ces jours-ci, les talibans ont annoncé une amnistie dans toutes les régions de l’Afghanistan, sous le slogan « l’amnistie apporte une joie que la revanche ne peut pas apporter ». Mais en réalité, ils tuent des gens tous les jours. Il y a quelques jours, un garçon a été tué à Nangarhar parce qu’il portait le drapeau national afghan tricolore, plutôt que le drapeau blanc des taliban. Ils ont exécuté quatre anciens officiers de l’armée à Kandahar. Ils ont arrêté le jeune poète afghan Mehran Popal dans la province d’Herat, pour ses commentaires antitalibans sur Facebook. Sa famille ne sait pas ce qu’il est devenu. Il ne s’agit là que de quelques exemples de leurs exactions violentes, en dépit des « beaux » discours polis de leurs porte-paroles.
Voilà ce que signifie, pour les talibans, ne pas être contre les droits des femmes : il s’agit d’appliquer la version islamiste de la charia, un code de loi vague interprété différemment par les régimes islamiques au profit de leur gouvernement et des objectifs politiques de celui-ci.
Toutes ces déclarations des talibans font partie d’une manœuvre pour embellir leur image, car ils aimeraient que l’Occident les reconnaissent et les prennent au sérieux. Peut-être que dans quelques mois, ils déclareront qu’ils vont tenir des élections en prétendant croire en la démocratie et en la justice! Ces déclarations ne vont jamais changer leur vraie nature de fondamentalistes islamiques misogynes, inhumains, barbares, réactionnaires, antidémocratiques et antiprogressistes. Un porte-parole taliban a bien dit qu’il n’y avait pas de différence entre leur idéologie de 1996 et celle d’aujourd’hui et ce qu’ils disent au sujet des droits des femmes est identique à ce qu’ils disaient pendant leur règne obscurantiste : faire respecter la loi de la charia.
En bref, la mentalité des taliban n’a pas changé et ne changera jamais!
Sonali Kolhatkar : Pourquoi, selon vous, l’armée nationale afghane et le gouvernement soutenu par les États-Unis se sont effondrés si rapidement?
RAWA : Parmi les principales raisons, notons celles-ci :
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Le gouvernement des États-Unis a négocié avec le Pakistan et d’auteurs acteurs régionaux qui ont accepté de former un nouveau gouvernement composé presque uniquement de talibans, et tout s’est déroulé comme le prévoyait cette entente pour passer la main aux talibans. Le représentant des États-Unis, Zalmay Khalilzad, est né en Afghanistan, mais il y est profondément détesté par le peuple, en raison de sa traîtrise pour ramener les taliban au pouvoir.
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La plupart des Afghans comprennent très bien que la guerre sans fin en Afghanistan n’est pas la leur, ni n’est menée pour le bénéfice du pays ; elle est menée par des puissances étrangères pour leurs propres intérêts stratégiques. Les Afghans ne sont que de la chair à canon. Quant aux soldats afghans, ils n’étaient pas prêts à se faire tuer dans une guerre qui n’a aucun intérêt pour le peuple afghan, puisqu’il avait été décidé à l’avance, et derrière des portes closes, que les talibans reprendraient le pouvoir. Il est aussi très important de rappeler que les États-Unis et l’Occident ont entravé pendant 20 ans la croissance de l’industrie en Afghanistan, même s’ils essayaient d’y entretenir un libre marché. Cette situation a provoqué une vague de chômage et de pauvreté, ouvrant la voie aux embauches par le gouvernement fantoche, aux talibans et à l’accroissement de la production d’opium. La majorité des jeunes hommes qui ont rejoint l’armée l’ont fait pour éviter le chômage et sortir d’une terrible pauvreté, mais sans la volonté ni le moral nécessaires pour combattre.
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Cela dit, l’armée afghane n’était pas faible au point d’être vaincue en une semaine. Mais elle recevait des ordres du palais présidentiel de ne pas combattre les talibans et de se rendre, et la plupart des provinces ont été abandonnées aux talibans sans combat.
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Les régimes fantoches de Hamid Karzaï et de Ashraf Ghani ont qualifié pendant des années les talibans de « frères grognons » et relâché des prisons plusieurs de leurs dirigeants les plus brutaux. Demander ensuite aux soldats afghans de combattre une force qu’on qualifiait de « frères », plutôt que d’« ennemis », n’a fait que ruiner le moral de l’armée et stimuler celui des talibans.
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L’armée était minée par la corruption à un niveau sans précédent. Une grande partie des généraux (la plupart de brutaux seigneurs de la guerre de l’Alliance du Nord) ont empoché des millions de dollars, en rognant sur le salaire et même sur la nourriture de leurs soldats au front. Des officiers supérieurs étaient très occupés à s’en mettre plein les poches et ont même détourné vers leurs comptes de banque le salaire de dizaines de milliers de soldats qui n’existaient pas. Ce phénomène des « soldats fantômes » a été bien documenté par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR).
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À chaque fois que les soldats afghans étaient assiégés par les talibans et pris dans d’intenses combats, Kaboul préférait ignorer leur appel à l’aide. Dans de nombreux cas, les talibans ont massacré des dizaines de soldats laissés à eux-mêmes pendant plusieurs semaines, sans nourriture ni munitions. Ainsi, les pertes du côté de l’armée afghane étaient très élevées. Lors du Forum économique mondial de Davos en 2019, le président Ashraf Ghani a admis que plus de 45 000 membres du personnel de sécurité en Afghanistan avaient été tués depuis 2014, pour seulement 72 membres de l’OTAN ou de l’armée des États-Unis pendant la même période.
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Finalement, l’aggravation de la corruption, des injustices, du chômage, de l’incertitude, de la pauvreté, du trafic et de la drogue, de l’insécurité, etc. dans la société a constitué un terrain fertile pour la réémergence des talibans.
Sonali Kolhatkar : quelle est maintenant la meilleure manière pour les gens aux États-Unis d’aider la RAWA, le peuple afghan et les femmes en particulier?
RAWA : Nous sommes très chanceuses et heureuses d’avoir eu pendant toutes ces années des gens aux États-Unis qui chérissent la liberté et qui nous appuyaient. Nous avons besoin que ces gens élèvent la voix et protestent contre les politiques militaristes de leur gouvernement et appuient la lutte du peuple d’Afghanistan contre les barbares.
Nous connaissons les exemples glorieux aux États-Unis des mouvements Occupy Wall Street et Black Lives Matter. Les femmes afghanes ne seront pas enchaînées à nouveau! Nos femmes sont maintenant conscientes politiquement et ne veulent plus vivre sous la burqa, comme cela s’est vu il y a 20 ans. On n’a qu’à penser à ce groupe de jeunes femmes courageuses qui a peint sur les murs de Kaboul, juste après l’arrivée des talibans, le graffiti « À bas les talibans! » Nous allons donc continuer notre combat, tout en trouvant des moyens intelligents d’être en sûreté.
Cela dit, nous considérons que l’empire militaire des États-Unis n’est pas seulement l’ennemi du peuple afghan, mais la plus grande menace pour la stabilité et la paix dans le monde. Maintenant que ce système est au bord du déclin, il est du devoir des progressistes, des gens de gauche, des pacifistes et des partisans de la justice, que ce soit des individus ou des groupes, d’intensifier le combat contre les brutes militaristes qui logent à la Maison blanche, au Pentagone et à Capitol Hill. Il faut remplacer ce système pourri par un système juste et humain, qui non seulement libérerait les millions de personnes pauvres et opprimées aux États-Unis, mais qui aurait un effet durable partout sur la planète.
Notre crainte aujourd’hui est que le monde oublie l’Afghanistan et les femmes afghanes, comme cela a été le cas lors du règne sanglant des taliban à la fin des années 1990. Les progressistes aux États-Unis ne doivent pas oublier les femmes afghanes.
Et pour notre part, nous allons élever la voix encore plus haut et poursuivre notre résistance pour une démocratie laïque et pour les droits des femmes!
Entrevue traduite de l’anglais par Francis Dupuis-Déri