Je m’explique. Dans sa dernière offre d’emploi publiée à la fin du mois d’août 2021, Noovo – Bell média mentionne qu’il recherche des candidats possédant, comme on peut se l’attendre de la part d’un journaliste, une maîtrise de plusieurs logiciels de montage et un excellent jugement éditorial, mais aussi une « excellente gestion de la pression ». Radio-Canada demande de son côté un candidat détenant une « capacité de travailler sous pression et de mener plusieurs dossiers en évolution ». Dans une ancienne offre d’emploi consultée il y a quelques mois, l’Union des producteurs agricolesEt cherchait également un journaliste qui sait « travailler sous pression », tandis que La Presse Canadienne désirait des candidats qui devaient avoir l’habileté de travailler sous une pression « extrême ». Le Devoir, que j’ai déjà critiqué publiquement pour ses offres d’emploi, a quant à lui remplacé dernièrement sa formulation « résistance au stress » par « grande capacité à s’adapter à un environnement imprévisible ».

Toutes ces formulations posent selon moi un problème fondamental, un problème qui en dit très long sur l’idéologie managériale contemporaine : la résistance au stress n’est pas une compétence. On ne peut pas s’entraîner à endurer mieux le stress. C’est impossible. Je mets au défi les gestionnaires de tous les médias publiant ce type d’offre d’emploi de trouver un article scientifique justifiant le fait que la résistance au stress est une compétence qui peut s’acquérir par la pratique ou l’endurance. Vous n’en trouverez pas. Ils n’existent pas. Car le stress ou la charge de travail ne doivent jamais, selon moi, reposer sur les épaules des travailleurs et des travailleuses. Ce n’est pas aux employés de devoir mieux s’adapter au stress, non.

C’est à l’employeur de fournir de bonnes conditions de travail à ses salariés, et s’il ne peut en garantir, c’est à lui de revoir l’organisation interne de son entreprise pour s’en assurer.

Les médias pourraient se justifier en argumentant que le métier de journaliste est naturellement stressant. La couverture de l’actualité requiert une connexion permanente et une réaction rapide aux événements. Les réseaux sociaux exposent aussi les journalistes aux commentaires haineux. Mais ces arguments ne font que détourner le problème.

Déclin des conditions de travail postfordistes

Dans la littérature scientifique portant sur les conditions de travail journalistique (voir les recherches de Nicole S. Cohen et Greig de Peuter), les journalistes n’indiquent pas que leur travail est naturellement stressant. Ce qui épuise les journalistes, c’est avant tout le déclin des conditions de travail caractérisé par la montée du capitalisme postfordiste qui précarise et flexibilise le travail. C’est d’abord les longues heures et les bas salaires qui causent les épuisements professionnels, ou encore l’impression de devoir toujours en faire plus, d’être toujours connecté et donc de faire un travail qui ne se termine jamais. C’est la non-séparation entre la vie privée et la vie professionnelle qui cause les dépressions, ou encore le fait d’être coincé dans une condition de pigiste ou de surnuméraire sans possibilité d’avancement.

Et ce qui regroupe toutes ces causes de la hausse du stress, c’est qu’il est possible de les changer. Au lieu de demander aux journalistes de développer leur capacité à résister au stress, ce qui est impossible, les médias devraient donc tenter d’offrir des conditions de travail plus acceptables et désirables. Mais le problème fondamental est que l’idéologie managériale voile cette possibilité. Comme l’affirme Vincent de Gaulejac dans son livre La société malade de la gestion, « dans l’entreprise performante, le stress n’est pas considéré comme une maladie professionnelle mais comme une donnée quasi naturelle à laquelle il convient de s’adapter […]. La résistance au stress est exigée comme une qualité nécessaire pour réussir » (p. 233). Les nouveaux gestionnaires ont donc complètement internalisé la concurrence extrême imposée par le capitalisme postfordiste. Au lieu d’essayer de la recadrer ou encore de changer l’organisation des entreprises, ceux et celles-ci ont tout simplement renvoyé la balle vers la responsabilité individuelle des travailleurs et des travailleuses. Inutile pour les gestionnaires de s’interroger sur les causes de la hausse du stress ou du nombre de burnout, non, les travailleurs et les travailleuses doivent uniquement apprendre à mieux les gérer.

Individualisation des problèmes de santé mentale

L’individualisation de la résistance au stress a ainsi des effets plus qu’insidieux : elle rend responsable les travailleurs et les travailleuses de leur problème de santé mentale. S’il craque, le journaliste ne peut s’en prendre qu’à lui-même, lui qui aurait dû mieux apprendre à « travailler sous pression ». Pour ma recherche doctorale, j’ai rencontré plusieurs journalistes qui avaient vécu des épisodes d’épuisement professionnel. Ceux et celles-ci m’ont souvent raconté comment les gestionnaires de leurs salles de rédaction avaient invité des « experts » qui faisaient des conférences sur les meilleurs moyens de s’adapter à la pression ou de changer son hygiène de vie. Certains experts proposaient par exemple de prendre de plus longues pauses ou encore d’éteindre son téléphone après sa journée de travail. La critique de l’organisation du travail était inexistante; la remise en question de l’idéologie managériale, complètement absente.

En recommandant à leurs employés malades les services de ces « experts », les médias, mais aussi la majorité des grandes entreprises, poussent ces derniers dans la sphère privée, comme s’ils étaient eux-mêmes responsables de leurs problèmes et des moyens de les résoudre.

Il est temps de briser le discours méritocratique et individualiste minant la profession journalistique de l’intérieur. Non il ne faut pas s’entraîner individuellement à supporter davantage le stress ou à être plus productif ou encore à travailler dans des horaires plus souples. Surtout pas en temps de pandémie où tout le monde se sent plus fragile. Il faut au contraire revendiquer une prise en charge collective du problème de la santé mentale et reconnaître que ce sont les conditions de travail imposées par les employeurs qui sont responsables du mal-être rongeant l’industrie. J’essaie de faire ce pas dans mes recherches avec des journalistes québécois ayant vécu un burnout. Mais il reste beaucoup à faire pour sortir de l’invisibilité et briser ces offres d’emploi qui représentent une violence symbolique envers les laissés pour compte.

Samuel Lamoureux, doctorant en communication à l’UQAM