Bouteilles et sacs en plastique ne sont que de modestes exemples des découvertes que
l’on peut faire à la surface et sur les berges de la partie nord du Litani. On a même aperçu une tortue émergeant de l’eau, s’agrippant de peine et de misère à un pneu qui flottait. C’est un véritable parcours du combattant pour plusieurs espèces animales qui (sur)vivent dans ces eaux. Des effluves nauséabonds chatouillent le nez lorsqu’on passe à côté du fleuve et donnent envie d’accélérer le pas.
Pourtant, nous ont raconté des riverains, il y a une trentaine d’années, les habitants de la Bekaa s’y baignaient, buvaient son eau et y pêchaient. Cela semble à peine croyable : comment se fait-il que le principal fleuve du Liban, qui coule dans une vallée fertile où poussent généreusement les plants de concombres et de tomates, les pommes de terre et le blé, ait été ainsi négligé?
Le fleuve est hautement pollué par 60 millions de mètres cubes d’eaux usées provenant chaque année de 200 industries situées principalement dans les villes de Zahlé et Baalbeck, par les eaux usées domestiques de 96 villages et camps de réfugiés syriens et, enfin, par des pesticides et des fertilisants agricoles riches en nitrates et en phosphates.
Si ce n’est pas dans le fleuve que ces déchets sont directement jetés, ce sont dans les
vallées, contaminant ainsi les eaux souterraines, explique Kamal Slim, chercheur
spécialiste de l’environnement aquatique au CNRS de Beyrouth. «Ça fait une vingtaine d’années qu’on a un plan pour construire des stations d’épuration d’eau, dit-il. Il y a des fonds pour construire des stations, mais l’administration est tellement lente qu’elle n’arrive pas à le faire. Il n’y a qu’une seule usine d’épuration d’eau à Zahle et elle fonctionne à 40 ou 50%». Le chercheur se désole des impacts sur la biodiversité du fleuve et la santé humaine. «Maintenant, le Litani est un cocktail de tous les polluants. Et ça fait une vingtaine d’années que ça s’accentue d’une année à une autre».
Danger pour la santé
Pour leur consommation domestique, les riverains utilisent l’eau fournie par les services municipaux ou achètent celle de citernes mobiles. Pour les cultures, qui nécessitent une grande quantité d’eau, ils creusent des puits, parfois sans autorisation. Certains se risquent à pomper l’eau directement du fleuve; l’option la plus facile, mais la plus dangereuse et interdite. Néanmoins, la proximité avec le fleuve constitue en elle-même un risque pour la santé. Ce n’est peut-être pas un hasard si plusieurs cas de cancers ont été répertoriés dans des villages situés près du fleuve, notamment à Bar Elias, qui cumule 600 cas pour environ 12 000 habitants.
Un père de famille syrien*, arrivé en 2012 dans cette localité, témoigne de problèmes liés à cette pollution. «L’odeur est très dérangeante. Il y a beaucoup de moustiques,
d’animaux morts et d’eaux usées dans la rivière», relate-t-il. Il déplore que ses enfants soient souvent malades et accuse l’eau qu’ils utilisent pour se laver. Sa fille est affectée par une infection du foie qui donne une teinte jaune aux yeux et à la peau. Apparemment, c’est monnaie courante ici.
Le discours est le même chez d’autres pères de familles syriens qui vivent à quelques pas du Litani. L’un d’entre eux, qui loue une habitation bancale composée d’une chambre et d’une cuisinette pour lui, sa femme enceinte de triplés et ses cinq enfants, raconte que l’une de ses filles s’est fait mordre par un rat dans la maison. « On suffoque », dit-il en faisant référence à l’odeur insupportable du fleuve et des conditions insalubres dans lesquelles ils vivent. «Nous n’avons même pas les bases pour vivre une vie normale. Nous n’avons pas de rêves. Je suis malade à cause de la rivière, des germes. J’ai des éruptions cutanées».
À environ 50 mètres du fleuve, toujours dans le secteur de Bar Elias, Ahmad Serout, un
cultivateur libanais de 27 ans, fait pousser tomates, concombres et laitues dans des serres. Il voudrait que le gouvernement règle le problème à la source, et sanctionne les industries qui déversent encore leurs eaux usées dans le fleuve. Comme beaucoup d’autres villageois de la Bekaa qui doivent trouver des alternatives, il a creusé des puits pour pouvoir approvisionner ses cultures en eau. Cette eau, il dit l’avoir faite tester il y a un an. «L’eau souterraine est encore bonne», affirme le cultivateur.
De l’avis du chercheur Kamal Slim, cette eau souterraine est effectivement moins polluée que l’eau du fleuve et peut être utilisée pour l’agriculture. Mais n’empêche qu’«elle est contaminée microbiologiquement, surtout par des coliformes fécaux, la bactérie E. coli et les taux élevés en nitrates causés par l’amendement excessif de fertilisants». Une étude menée en 2016 par l’Institut agronomique libanais fait état également, en plus de la dégradation sévère de la qualité de ces eaux souterraines, d’une baisse de leur quantité dans la région.
Inertie politique
Sami Alaouiyé, directeur de l’Office national du Litani (une institution publique
responsable principalement de la production de l’électricité et du développement de
l’irrigation), pense que cette pollution, qu’il qualifie de «désastre», est le fruit de la
corruption des responsables politiques. Certains d’entre eux, dans les années 1990,
auraient délivré de faux permis à des industries afin qu’elles puissent jeter leurs eaux
usées directement dans le fleuve. Le directeur ne mâche pas ses mots. Il accuse même ces politiciens de voler des fonds internationaux visant à développer des projets d’irrigation et de gestion des eaux usées. Assis à son bureau à Beyrouth, il répond aux questions en arabe d’un ton très affirmé, entre deux coups de téléphone. « C’est un crime délibéré contre l’humanité dans cette région pauvre », martèle-t-il.
Une centaine d’usines qui contribuent à la pollution du Litani ont été amenées devant la justice par l’Office. Certaines ont dû fermer, d’autres ont dû se conformer aux normes ou seraient en train de le faire. Reste que l’enjeu de la pollution demeure toujours bien présent. 730 millions de dollars USD avaient été annoncés par le gouvernement libanais en 2014 pour dépolluer le fleuve Litani et un prêt de 55 millions de dollars USD a été octroyé par la Banque mondiale en 2016, mais jusqu’à présent, aucun projet sérieux n’a permis de régler le problème. «Aucune catastrophe ni aucun désastre ne changera le peuple libanais de la région, car il est asservi à sa confession religieuse et aux dirigeants politiques. Le vrai problème est l’ignorance du problème et de ceux qui en sont responsables», s’insurge Sami Alaouiyé.
200 tonnes de carpes mortes dans le Qaraoun
La pollution est telle qu’il a fallu cesser l’irrigation de la région de la Bekaa Sud par le
canal 900 provenant du lac Qaraoun, dans lequel se jette le Litani. Le lac Qaraoun est le plus grand réservoir artificiel du Liban. Il sert à la production d’électricité, au contrôle des crues, à la pêche, à l’irrigation et aux activités récréatives.
Depuis 2009 particulièrement, la pollution du fleuve a provoqué des proliférations subites de cyanobactéries toxiques dans le lac. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’accès du Litani au nord du lac Qaraoun a été coupé, et que les cultivateurs ont dû trouver d’autres solutions pour irriguer. Nasrallah El-Hajj, directeur du barrage Qaraoun soulève des chiffres inquiétants : sur 220 millions de mètres cubes d’eau du lac (lorsque celui-ci est plein), 60 millions son en réalité des déchets liquides, sanitaires et chimiques. «Tu achètes une tomate, elle est très jolie. Mais arrosée par quoi? Les eaux usées. Dr. Alaouiyé a commencé à attaquer avec ça, mais l’État ne répond pas», dit-il.
Depuis 2018, la pêche est interdite dans le lac, mais des contrevenants continuent malgré tout. Le 22 avril dernier (ironiquement, le Jour de la Terre), des pêcheurs ont aperçu des carpes flotter à la surface du lac. Certaines personnes vivant près du lac ont vu l’opportunité de récupérer ces poissons et de les vendre sur le marché, causant beaucoup d’inquiétude liée à la santé publique dans les jours qui ont suivi. Mais voilà que de plus en plus de carpes sont apparues et le lac a pris des airs de morgue. Ce sont finalement 200 tonnes de carpes qui ont été retrouvées mortes dans le Qaraoun. Quatre hypothèses sont aujourd’hui sur la table : la pollution, un virus, une cyanobactérie ou un manque d’oxygène.
Pour se débarrasser des carcasses, des membres de l’Office du Litani, des groupes de
volontaires, des fonctionnaires et l’armée ont travaillé pendant plusieurs jours.
Nasrallah et-Hajj nous explique que l’Office a suivi les conseils du ministère de
l’Environnement, et a creusé de larges trous près du lac pour y jeter les poissons.
Mélangées à du calcaire, les carcasses doivent éviter de contaminer le sol, en attendant de trouver une meilleure solution. Mais le chercheur Kamal Slim croit que ce n’était pas la bonne chose à faire. «Il fallait les transporter vers une station de décomposition des matières organiques. Quand on dit qu’il y a 200 tonnes, c’est un problème. Comment faire pour les transporter? Ils ont trouvé la seule issue qui est la plus facile et qui n’est pas loin».
Des réponses et des solutions se font attendre
Kamal Slim rejette l’hypothèse d’un manque d’oxygène pour expliquer l’hécatombe. Selon lui, la carpe «est capable de supporter une oxygénation minime». Il penche plutôt pour une concentration élevée d’ammonium, causée par la pollution. Muni d’une feuille blanche et d’un crayon de plomb, il explique qu’avec tous les polluants qui sont maintenant présents dans le lac, des cyanobactéries toxiques se développent. Elles se nourrissent des nutriments, dont les nitrates et les phosphates provenant des déchets urbains, des résidus industriels et des engrais agricoles. Avec la température élevée et la lumière, cela crée une floraison (ou bloom en anglais) de cyanobactéries, un phénomène observé depuis deux décennies dans le Qaraoun.
Avec les années, la masse organique morte se condense sur les sédiments au fond de
l’eau. Ensuite, il y a une réduction de cette matière organique par des bactéries grâce à
l’oxygène au fond de l’eau. Cela produit des gaz, dont le méthane, le sulfure d’hydrogène et l’ammonium, qui est le plus dangereux. En plus d’affecter les milieux aquatiques, les toxines provenant des cyanobactéries affectent aussi l’air que l’on respire. «Il y a des études qui disent que même si tu n’as pas un contact direct avec l’eau contaminée par un bloom de cyanobactéries, même si tu es situé à 0.5 km du milieu, tu peux être attaqué par cela», dit le chercheur.
Celui qui observe ces phénomènes depuis une vingtaine d’années tente tant bien que mal de confirmer la cause exacte de la mort des carpes, mais il attend toujours les échantillons de sédiments, trois mois après les événements. «Au Liban actuellement, avec les problèmes financiers, on ne peut pas avoir de financement pour la recherche, ça devient de plus en plus difficile».
L’enjeu de la pollution de ces cours d’eau a été soulevé à maintes reprises, mais il ne
semble pas être une priorité pour les autorités, bien que cela mette la santé de la
population en péril. Personne ne semble savoir non plus où ont été dépensées les
centaines de millions de dollars alloués à leur dépollution.
Si des efforts étaient véritablement déployés pour dépolluer le Litani et le Qaraoun et
pour construire des usines d’épuration d’eau, dans un Liban affaibli par la crise
financière, c’est tout le secteur industriel, agricole et électrique du pays qui pourrait en bénéficier. Et les habitants jouiraient de ces ressources plutôt que d’être exposés à ses dangers au quotidien.
*Le nom des Syriens n’est pas dévoilé afin protéger leur identité.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme
international.