Chère Laurie,

Ici un lecteur probablement trop jeune pour être emotionally stunted. Mais voici.

Depuis que ma dernière relation s’est terminée, j’ai l’impression de surfer sur une espèce de vague d’engourdissement perpétuel au plan affectif. Cette sensation se manifeste de plusieurs manières, mais celle qui me préoccupe le plus est le réflexe d’idéalisation des relations que je vis de manière récurrente.

Ça se caractérise par des périodes plus ou moins longues de célibat, pendant lesquelles je semble animé de l’objectif unique de trouver mon âme sœur, the one. On peut alors me voir butiner les rencontres et les opportunités. Cette phase dure quelque temps, mais fait rapidement place à sa fidèle compagne, la phase de déception. On peut alors me voir supprimer les applications de rencontre et chialer ad nauseam au sujet des malheureuses personnes qui auront croisé mon chemin.

Mais c’est quoi, au juste, que je recherche? Je veux de la complicité, de la douceur, de l’écoute, de l’attirance physique, de la confiance. Probablement des qualités que la plupart des gens rencontrés pourraient m’offrir, si je me donnais la peine de m’y abandonner.

Mais ça semble impossible. Dans ma quête pour the one, tu dois être parfait, sans défaut, rien qui dépasse. Parce que si ça dépasse, ça ne correspond pas à mon idéal. Ça ne correspond pas à ma grande histoire d’amour, celle que je mérite dont.

Alors, Laurie, comment je fais pour me sortir de cet amer cycle et pour laisser une chance à quelque chose d’imparfait mais parfait en même temps?

Perfectionniste Esseulé

Cher Perfectionniste Esseulé,

Tu te sens peut-être engourdi sur le plan affectif, mais la bonne nouvelle, c’est que de toute évidence tu ne l’es pas sur le plan émotif. J’ai l’air d’avoir dit la chose la plus triviale au monde présentement, mais c’est fondamental.

Je vais avoir l’air de me rendre au bout de la 138 avec l’objectif de me rendre en Gaspésie, mais je te demande de me suivre un moment. Je réfléchis beaucoup ces temps-ci à pourquoi j’ai voulu faire cette chronique, et pourquoi j’ai choisi un média clairement engagé socialement pour le faire plutôt qu’un véhicule plus neutre, peut-être plus grand public. L’idée de cette chronique, c’était de montrer que l’on a tous des souffrances individuelles qui paraissent triviales, d’un domaine intime et souvent sentimental, mais qu’aucune de ses douleurs n’est véritablement privée. Notre capacité à ressentir une connexion affective, de l’empathie pour l’autre, est la clé de voûte pour construire ce pont. Quand je lis des analyses sociologiques ou politiques qui réduisent la souffrance réelle des individus à des mécanismes sociaux, les poils de mes avant-bras se redressent. Derrière ces grands concepts, il y a des gens réels, avec des besoins réels. Mais le trajet inverse doit être fait aussi; ce qui nous torture dans notre intimité n’est pas uniquement psychologique.

Nous sommes déchirés par la tension entre notre individualité et les loyautés culturelles qui nous façonnent à notre insu. Les dilemmes existentiels qui nous animent reflètent non seulement nos propres zones sombres, mais aussi celles de la société dans laquelle on évolue.

Bon, Perfectionniste Esseulé, tu vas me dire Laurie, c’est bien beau ces confidences sur tes motivations d’écriture, mais, c’est quoi le rapport avec mon problème? Alors revenons sur nos pas et prenons le traversier Baie-Comeau-Matane. Les relations amoureuses peuvent être regardées comme un sujet banal, à l’eau de rose, une préoccupation d’abord féminisée. Les hommes virils n’ont pas d’autres émotions acceptables que celles qui nous permettent de justifier collectivement qu’ils se tapent dessus durant un match de hockey (j’ai fait le saut récemment quand le commentateur à TVA sports a justifié les multiples batailles de la première partie de la série Canadien–Lightning en disant quelque chose du genre « il y a beaucoup d’émotions, c’est compréhensible »). Elles sont pourtant au cœur de notre identité individuelle, mais en sont venues à dominer notre identité sociale. Dans la relation amoureuse, on cherche à retrouver le sentiment de sécurité que l’on avait enfant, très jeune, auprès de notre parent. Un espace où nos besoins sont assouvis, où l’on oublie un moment notre terrifiante solitude. C’est un leurre, bien sûr. Dalida l’a bien chanté, « on n’a jamais fait un cercueil à deux places ». La tragédie de l’être humain, c’est de n’être certain que de deux choses : notre présence au monde et la mort, non seulement la nôtre mais celle de tous ceux que l’on aime.

Tu me parles d’engourdissement affectif. Je pense que tu es plutôt terrorisé à l’idée d’être seul. J’irais encore plus loin : tu es terrorisé à l’idée de penser ta peur d’être seul. C’est pourquoi le célibat te rend à la fois agité (tu butines) et figé (émotionnellement). Ce sont des réactions normales face à la peur. Il n’y a vraiment rien de mal à te faire une idée claire de ce que tu espères trouver dans ta prochaine relation amoureuse. Je dirais même que c’est sain. Tu es une personne unique avec des qualités uniques. Bien sûr, plusieurs personnes attirantes sont capables d’écoute et de bâtir une relation de confiance. Mais probablement pas n’importe qui peut le faire avec toi. Ce qui fait que l’on tombe en amour, c’est une rencontre des inconscients : quelque chose en moi se retrouve en toi. C’est la rareté de ce moment qui en crée toute la magie.

S’il ne fallait que s’abandonner à n’importe quelle personne jolie et disponible que l’on croise pour vivre un amour véritable, ça ne semblerait pas si précieux quand on le trouve.

Cela dit, je suis convaincue que le mythe de la grande histoire d’amour avec « the one » est un des récits les plus toxiques de notre époque (surtout quand il se termine par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »). On a rapidement confondu la liberté de choisir la personne avec qui on décide de former un partenariat de vie, récemment acquise dans l’échelle de l’histoire humaine, avec la possibilité de régler nos angoisses existentielles une bonne fois pour toutes. La société dans laquelle on évolue nous a bien convaincus que l’on doit suivre certaines règles, jouer certains rôles pour trouver un contentement : être en couple, idéalement faire des enfants, faire de l’argent, être propriétaire, être beau, être jeune le plus longtemps possible (!), travailler le plus possible (être « productif »)… Dans notre quête à étouffer notre solitude existentielle, on s’épuise à cocher des cases pour remplir les préceptes d’une vie personnelle réussie, mais surtout, conformiste. Accomplir tous les objectifs de cette liste de vie, c’est une façon de montrer au groupe : voici, je me conforme, je fais partie de vous, je ne suis pas étrange, donc je ne suis pas seul. Paradoxalement, plus on se conforme, plus on se perd, plus on s’isole.

Ce que j’entends dans ce que tu me dis, Perfectionniste Esseulé, c’est que ton cœur veut vibrer, mais il ne sait pas comment le faire sans risquer de se faire bousiller. Tu es peut-être capable de te laisser séduire un instant, mais quand tu réalises que l’autre personne ne viendra pas combler ta peur d’être seul, tu te retournes contre elle, tu es irrité. Écoute cette frustration, laisse-la être, mais regarde-la pour ce qu’elle est : ce n’est pas tant les défauts de l’autre qui te dérangent, c’est d’avoir à contempler à nouveau ta solitude, quand tu réalises que l’autre ne te convient pas comme partenaire de vie. Pourtant, la vraie romance, elle est dans la solitude. Le contentement d’un couple heureux, ça n’a jamais fait un récit de vie bien intéressant. C’est la navigation des eaux troubles de la solitude qui crée des vies riches d’aventures. Prendre ce pari, de vivre pleinement sa vie pour soi, c’est aussi accepter de regarder dans les yeux nos loyautés aux mythes sociaux qui nous étouffent. Plutôt que de se perdre dans la fuite (les divertissements socialement sanctionnés, l’acharnement au travail salarié, etc.), accepter l’inconfort de l’incertitude.

L’amour véritable est formidable parce qu’il enrichit notre expérience à travers l’empathie et la compassion pour l’autre. On a accès à une vie autre que la nôtre en s’investissant émotionnellement dans les joies et les peines d’une autre personne.

Cependant, l’amour-passion ne peut pas pour autant nous soulager à moyen ou long terme de notre peur de la solitude.

Cette angoisse, elle ne peut être remplie que par le sentiment que l’on peut connecter non seulement avec un amoureux ou une amoureuse, mais avec notre communauté, pas par conformisme, mais dans toute notre unicité. D’ailleurs, peut-être que si on était capable de reconnaître le caractère essentiellement réparateur de tout geste de véritable compassion et solidarité, on donnerait collectivement un peu plus d’importance à ces activités.

Tu sembles avoir un grand cœur, Perfectionniste Esseulé, et tu fais bien de le préserver en ne t’abandonnant pas au premier venu. Si tu veux être capable de te laisser séduire par les autres, tu dois d’abord te séduire toi-même. Tu dois créer ta grande romance à toi, pour toi, en résistance aux conventions, mais dans la rencontre véritable des autres, pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils peuvent t’apporter. Le feu a besoin d’air pour se nourrir. Crée de l’espace de liberté et cultive ta compassion envers toi-même, tu auras tous les outils pour partager les fruits de tes labeurs quand ton chemin croisera quelqu’un qui t’appréciera pleinement.

Laurie