Face à ce barrage il importe de rappeler les informations contextuelles les plus déplaisantes. Selon Statistiques Canada, le Québec compte ainsi le record du taux par habitant de crimes haineux en 2018. En 2017, l’Ontario détenait ce record canadien. Il ne s’agit ici que des données policières dont on sait l’incomplétude. Les deux provinces ont vu une explosion des crimes antimusulmans – et antijuifs – consécutivement à l’attentat contre la mosquée de Québec du 31 janvier 2017. Une recherche de la Commission des droits de la personne a publié en 2019 de nombreux témoignages bouleversants d’actes haineux et en particulier islamophobes dans toute la province. De nombreux travaux universitaires démontrent l’ampleur du racisme systémique qui complique douloureusement chaque étape de la vie : suivi de grossesse et accès aux garderies, aux études, aux logements, embauche et promotion, salaire et conditions de travail, prêt bancaire, libre circulation dans la rue sans harcèlement policier ni civil, accès aux soins de santé et libre choix du lieu de sépulture. La question n’est pas celle de la preuve scientifique ici, mais celle de son occultation trop fréquente.

Si l’on fait l’histoire de l’islamophobie au Québec, elle commence dans les écoles franco-canadiennes dès le milieu du 19ième siècle, selon les recherches de l’historienne Catherine Larochelle. Alors que la sujétion des Autochtones et l’esclavage des Noir-e-s accompagnent ou précèdent les discours racistes à leur encontre, l’idéologie islamophobe précède plutôt la présence des musulman-e-s d’orient au Canada français. Cette islamophobie s’inscrit dans la succession des croisades, colonisations et autres guerres occidentales plus récentes contre plusieurs pays musulmans, y compris l’Afghanistan depuis 20 ans. Ces politiques sont accompagnées par des justifications racistes et misogynes obsédées par les femmes musulmanes, par leur voile et par la volonté de les dévoiler.

Loin d’être particulier à cet égard, le Québec s’inscrit ici banalement dans une géopolitique néocoloniale et aucun déni ne le fera sortir magiquement de cette histoire globale.

En mettant implicitement à l’écart des pouvoirs régaliens et du système d’enseignement des personnes issues des minorités musulmanes, juives et sikhes, la Loi 21 a pour effet réel de discriminer ces personnes et leurs groupes. C’est toute la preuve par l’absurde du recours aux dispositifs dérogatoires permettant d’échapper à l’application des Chartes. Si la Loi 21 ne violait pas des droits fondamentaux en discriminant des minorités, nul dispositif dérogatoire n’aurait été mobilisé par le gouvernement, qui reconnait ainsi explicitement les préjudices qu’il crée. Dans son jugement du 20 avril dernier, la Cour supérieure du Québec reconnait que le loi 21 occasionne bien « une conséquence cruelle qui déshumanise les personnes visées ». Quel système de valeur peut prétendre déshumaniser des personnes et des groupes?

Mais avant même les effets concrets de l’application de la Loi 21, il y a les effets dévastateurs et insidieux des débats qu’elle a autorisés en raison de son cadrage idéologique. Parce que l’islam et le voile ont encore été constitués en problèmes publics, il est devenu convenable et permis de questionner la légitimité de la présence de femmes qui se couvrent les cheveux dans l’espace public. Le sous-texte du débat opposa ainsi un Québec soi-disant laïc, neutre et antisexiste, à un non-Québec musulman, mais aussi juif et sikh, présumé prosélyte et sexiste.

Si l’habit ne fait pas le moine et qu’il ne faut jamais juger les personnes selon leur apparence, il semble que cela ne s’applique pas aux Autres : l’habit ferait la musulmane, le juif, le sikh, on pourrait les juger sur leur apparence, et la loi du Québec permet maintenant de les stigmatiser pour cela.

Comment s’étonner que des personnes s’autorisent alors dans la rue, dans les commerces, à l’embauche, ce que s’autorisent nos gouvernants : remettre en cause la légitimité, l’égale humanité, la compétence de personnes affichant certains vêtements ; et pour beaucoup, refuser leur simple présence dans l’espace public ou dans leur lieu de culte. Ce n’est certainement pas la loi 21 qui a causé l’attentat de London. Mais ce que les crimes haineux et cette loi partagent, par intention ou par effet, c’est bien l’islamophobie dans un continuum aveuglant.

Et ce que partage la majorité blanche d’origine chrétienne des deux côtés de l’Outaouais, c’est de vouloir s’acheter une bonne conscience en prétendant que c’est mieux chez soi, alors que l’islamophobie et d’autres formes de racisme sévissent dans les deux provinces, y compris sous forme d’attentats meurtriers.

Mélissa Blais, professeure, département de sociologie, Université du Québec en Outaouais

Leila Celis, professeure, département de sociologie, UQAM

Michèle Dagenais, professeure, département d’histoire, Université de Montréal

Francis Dupuis-Déri, professeur, département de science politique, UQAM

Dyala Hamzah, professeure, département d’histoire, Université de Montréal

Ollivier Hubert, professeur, département d’histoire, Université de Montréal

Catherine Larochelle, professeure, département d’histoire, Université de Montréal

David Meren, professeur, département d’histoire, Université de Montréal

Vincent Romani, professeur, département de science politique, UQAM