À 8h du matin, ce 1er juillet, les membres du Comité d’action de Parc-Extension (CAPE) se réunissent devant le Centre William-Hingston, où se trouve leur quartier général. En auto et à vélo, ils passeront la journée à sillonner le quartier. Ils souhaitent venir en aide aux locataires en détresse, qui n’auraient pas trouvé de quoi se reloger, et les sensibiliser à leurs droits. La « patrouille du 1er juillet » a été mise sur pied après une vague d’expulsions en 2019, année particulièrement dure pour les locataires du quartier. 2019 était également l’année d’inauguration du Campus MIL de l’Université de Montréal.
Vers 9h, un jeune homme déménage devant un ancien immeuble d’habitations, maintenant délabré. « Cette bâtisse est abandonnée depuis au moins 5 ans » se désole Mohammad Afaaq Mansour, qui déplore le manque de logements sociaux dans le quartier alors que sur le marché privé les loyers ne cessent d’augmenter et la construction des nouveaux logements sociaux se fait attendre.
Rizwan Ahmad Khan et Mohammad Afaaq Mansour observent que plusieurs déménagements semblent avoir lieu dans un bâtiment à vendre. « C’est louche, le fait que plusieurs personnes semblent quitter à la fois, observe Rizwan Ahmad Khan. La personne qui l’achète pourrait expulser les résidents restants, le rénover et le vendre trois fois plus cher; c’est le genre d’endroit qui serait parfait pour des étudiants. »
Rizwan Ahmad Khan discute avec un locataire. Parc-Extension est un quartier de transition, choisi jadis par des immigrants grecs, plus récemment par des familles pakistanaises et bangladaises, explique-t-il. Les loyers y étaient abordables et les services communautaires et les institutions culturelles et religieuses proches. Souvent, les nouveaux arrivants ne parlent ni français ni anglais. Ils sont peu au fait de leurs droits, notamment en cas de tentative d’expulsion ou d’augmentation de loyer abusive. Il leur arrive de signer des documents qu’ils ne comprennent pas. Rizwan, qui parle le punjabi et l’ourdou en plus du français et de l’anglais, fait le lien entre les locataires et les services auxquels ils ont accès.
Si certains locataires cèdent à la pression et quittent leurs logements, Abdulmutalib Alsenouci a plutôt décidé de se battre. Au début de l’année, sa propriétaire lui a demandé de quitter son 3 ½, pour lequel il paie 400 $ depuis 10 ans. La dame veut combiner l’appartement avec le sien, adjacent. « Elle a toujours été correcte avec moi, jusqu’à maintenant, mais elle n’a pas le droit de faire ça, » dit l’homme, 54 ans, sans emploi depuis janvier en raison de la pandémie. Il doit soutenir financièrement ses frères et sœurs, restés en Libye, ainsi que leur mère malade. Avec l’aide d’un ami, il a fait appel à la mairie d’arrondissement, qui l’a référé au Tribunal administratif du logement, et il a pu contester l’expulsion. Selon lui, des appartements similaires au sien dans le quartier sont maintenant loués à 900 $. « Je ne peux pas déménager, » dit M. Alsenouci, qui espère au moins pouvoir rester dans son appartement jusqu’à la fin de l’année, le temps de trouver un logement plus abordable. « Si je dois payer 900 $, envoyer de l’argent à la famille, et vivre au chômage, j’aurai de gros problèmes. »
Ce bloc d’appartements a été acheté par une compagnie qui avait l’intention de le rénover. Selon le CAPE, comme les nouveaux propriétaires n’ont pas convaincu tous les locataires de partir, ils ont débranché le système d’alarme-incendie. Le bâtiment a finalement été évacué par le Service de sécurité incendie, et les locataires relogés d’urgence. Le bâtiment est actuellement en travaux. Une bannière est suspendue pour porter la situation à l’attention de la ville.
Rizwan (au volant) passe devant le site d’une ancienne boulangerie, que le CAPE a longtemps espéré voir convertie en logements sociaux. Le site a été vendu à un promoteur immobilier après que la Ville de Montréal a hésité à payer les coûts élevés de décontamination du site. « Ils auraient pu construire plus d’une centaine d’unités de logement social, et maintenant ça va devenir [un complexe de] condos locatifs à 3000 $ par mois, » se désole Mohammad.
Au cours de l’avant-midi, la patrouille observe des dizaines de maisons devant lesquelles s’empilent sacs de déchets, effets personnels et meubles. Il n’est pas toujours facile de distinguer un déménagement d’une expulsion, ni de parler aux locataires.
Entre les métros Acadie et Outremont trône le Campus MIL de l’Université de Montréal. En face, plusieurs blocs de condos sont en construction. Pour le CAPE, le Campus MIL est le moteur de l’augmentation faramineuse des loyers qui menace de mettre toujours plus de familles dans la rue au profit de promoteurs. « Le Campus MIL, c’est le campus de la discorde, le campus du malheur, » se désole Rizwan. « Ça a radicalement accéléré l’embourgeoisement. »
La crise du logement ne se termine pas le soir du 1er juillet, selon Rizwan et Mohammad. « Maintenant, c’est toute l’année, » dit Mohammad, qui distribue des dépliants sur le droit au logement dans les boîtes aux lettres. En théorie, un locataire vivant au Québec a le droit au maintien dans les lieux. La liste des raisons valables pour une expulsion à Montréal est très restreinte, mais en pratique, de nombreux propriétaires trouvent des moyens de faire déménager les locataires moins nantis. « Si un propriétaire veut, il peut toujours trouver une façon de se débarrasser d’un locataire, avec ou sans permis de travaux. »
Les vestiges d’un déménagement se trouvent au bord du chemin, l’après-midi du 1er juillet.