Car aux luttes de longue date, qu’on pense à la défense du français contre le bulldozer culturel anglo-saxon ou à la prise de possession de nos ressources naturelles, s’ajoutent aujourd’hui des menaces existentielles encore plus grandes et d’envergure mondiale. L’urgence climatique, en premier lieu, mais aussi les nombreuses guerres (surtout le fait de l’Occident, devons-nous le rappeler) qu’on nous présente comme des conflits régionaux mais qui relèvent davantage d’un même conflit mondial, me viennent immédiatement à l’esprit. Deux crimes planétaires commis au grand jour qui ont énormément en commun, à commencer par les déplacements massifs de population qu’elles continueront de provoquer pour les années à venir, vagues migratoires qui ont évidemment un impact social et politique sur nous, Québécois.e.s, qui nous croyons trop souvent à l’abri et, conséquemment, impuissants et donc réfractaires à devenir des agent.e.s de changement.

Deux crimes contre l’Humanité qui, chacune à leur manière, sont liées à une des grandes tragédies de l’Histoire, menée sous l’égide de ce que l’écrivain britannique Rudyard Kipling appelait « le fardeau de l’homme blanc » : le colonialisme.

C’est ici que je cesse de digresser et qu’intervient le récent essai de Dalie Giroux, professeure de théories politiques et féministes à l’université d’Ottawa, intitulé L’oeil du maître.

« Colonisés » ou « colonisateurs conquis »?

D’entrée de jeu, ce livre, paru chez Mémoire d’encrier en octobre 2020, ne pouvait sortir à un meilleur moment, de manière quasi-prophétique. Car un autre crime contre l’Humanité sévit aussi chez nous, dont les plus récents exemples sont les horribles découvertes des restes de 215 enfants à Kamloops et, au pensionnat autochtone de Marieval en Saskatchewan, de 751 « tombes non-marquées » – manière polie de nommer un charnier. Là reposent des humains qui ont péri aux mains de leurs bourreaux ecclésiastiques, justement des instruments majeurs de l’opération colonialiste au Canada. Le lecteur ou la lectrice qui s’aventurera à lire ce livre ne pourra qu’en arriver à un douloureux constat et ce dès les premières pages, à condition bien sûr de résister à la tentation du déni : le peuple Canadien-Français, dans son ensemble, serait selon l’autrice davantage un colonisateur conquis qu’un réel colonisé (ce sont mes mots).

C’est à partir de ce constat qu’elle s’attaque à de nombreux mythes historiographiques qui ont forgé notre compréhension de notre propre histoire. D’abord, elle déconstruit ce lien d’appartenance entre Canadiens-Français et le Vieux Continent – une démarche aussi audacieuse que juste.

Giroux rappelle que l’élite française de l’époque, plutôt que de rester dans la colonie, est rentrée dans la métropole après la Conquête, laissant derrière ce que Marx aurait qualifié de lumpenproletariat, à la fois sous le joug du maître anglais que sous celui de l’Église.

Cette réalité aura malheureusement été mise de côté par les historiens nationalistes qui ont forgé le « récit national », préférant établir le Canadien-Français comme la victime principale de la Conquête anglaise. Sans nier cette réalité, Giroux défait cela dit un autre mythe : celui d’un colonialisme français face à des Premiers Peuples consentants et même reconnaissants envers un civilisateur bienfaisant, un mythe qui permet à nombre de commentateurs nationalistes d’opposer un Canada génocidaire à un Québec qui aurait toujours été magnanime, voire profondément ami, avec les Premiers Peuples de son territoire. Et comme l’actualité se veut souvent le reflet de l’histoire passée, ce discours mensonger est ressorti dans la foulée de la découverte du charnier à Kamloops.

« Rendez-vous manqués » et démarche décoloniale

C’est ce qui amène Giroux à parler de « rendez-vous manqués » entre Premiers Peuples et descendant.e.s des premiers Canadiens-Français, pourtant tous deux subjugués par un même maître, celui-là d’abord britannique, puis canadien à la fondation du dominion sous la gouverne de l’ignoble John A. MacDonald.

Et c’est ainsi que se sont poursuivis les persécutions et le nettoyage ethnique des Premiers Peuples, desquels se sont aussi rendus coupables, ce serait-ce que par omission, des descendant.e.s des Canadiens-Français à mesure que progressait leur émancipation, jusqu’à faire du projet d’indépendance du Québec une affaire strictement canadienne-française.

C’est là que l’essayiste ouvre la porte à un véritable projet d’émancipations décoloniales, consistant à transcender ce lourd passé et à créer des solidarités nouvelles à l’aune des luttes sociales d’aujourd’hui.

Bref, un ouvrage essentiel pour quiconque souhaite ancrer le projet d’indépendance du Québec dans le 21e siècle.