Chronique d’une déraison annoncée
Une jeune fille française harcelée par un musulman lui a lancé : « Le Coran, il n’y a que de la haine là-dedans […]. Votre religion, c’est de la merde, votre dieu je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir. » Elle a ensuite reçu une foule de propos violents et menaçants de la part de musulmans réagissant sur les réseaux sociaux.
Selon Rioux, cette jeune fille n’est que naïve. N’ayant pas commis de faute sur le plan juridique, on ne doit pas condamner ses propos. Je ne veux certes pas pour ma part justifier les réactions hostiles des personnes qui s’en sont pris à elle, et j’espère qu’elle est en sécurité. Mais il n’en demeure pas moins que Rioux se sert de la violence verbale de plusieurs islamistes radicalisés pour justifier les personnes qui tiennent des propos haineux à l’égard de l’islam.
Il s’empresse au contraire de justifier l’islamophobie en affirmant que la haine de cette religion n’équivaut pas à la haine des musulmans. Et pourtant regardez dans le dictionnaire et vous verrez que l’islamophobie est définie comme une haine à l’égard de l’islam et des musulmans. Si les musulmans se sentent eux-mêmes visés quand on tient des propos haineux à l’égard de l’islam, c’est parce que l’islam fait partie de leur identité.
On interprète souvent faussement le lien affirmé entre la religion musulmane et l’identité comme si c’était une façon d’immuniser l’islam contre la critique. Et pourtant, il ne s’agit pas de l’immuniser contre la critique. Il s’agit de l’immuniser contre les propos haineux.
Un particularisme culturel occidental
Rioux ignore en outre le fait que la religion ait pu pendant des millénaires jouer dans plusieurs sociétés un rôle identitaire collectif et, par voie de conséquence, un rôle identitaire pour les personnes faisant partie de ces sociétés. Il ne voit pas que la séparation de la religion et de l’identité collective est le fait de l’individualisme occidental. Cette dernière doctrine est apparue tout d’abord sous l’impulsion du protestantisme, et fut suivie ensuite par le rejet progressif d’une structure ecclésiastique oppressante vécue par les catholiques.
Cette vision individualiste qui détache la personne de tout ancrage identitaire religieux vécu à l’échelle de la collectivité est peut-être communément partagée en Occident, mais elle n’est pas un fait universel. Les institutions religieuses musulmanes n’ont jamais été hiérarchiques comme l’a été l’Église catholique. Puisqu’elles étaient moins oppressantes, l’expérience religieuse ne s’est pas vécue seulement sous la forme d’une expérience subjective privée. Plusieurs sociétés musulmanes vivent à notre époque au sein de structures oppressantes, mais c’est à cause de l’instrumentalisation politique qui est faite de l’islam. Dans les sociétés où l’islam n’apparaît pas dans le paysage politique sous la forme d’un mouvement ou d’un parti, l’expérience religieuse musulmane peut être vécue sur un mode communautaire sans conduire au communautarisme.
Ainsi, de manière tout à fait paradoxale, alors que certains se croient détachés de tout particularisme identitaire religieux, leur façon de comprendre le rapport entre l’individu et l’identité religieuse relève d’un particularisme culturel caractéristique des sociétés occidentales chrétiennes. La séparation tranchée que d’aucuns voudraient effectuer entre la religion et l’identité n’est qu’une façon particulière de se représenter la relation entre la personne et la croyance religieuse.
La suprématie de la raison
La raison doit certes l’emporter sur la religion, mais cela ne signifie pas qu’il faille affirmer la suprématie d’un sujet rationnel, dépouillé de tout attribut le liant à une collectivité. Elle requiert plutôt d’être en mesure d’opérer un recul réflexif pour apercevoir notre propre ancrage particulier. La suprématie de la raison requiert de s’abstraire de son propre particularisme, mais non d’en faire abstraction, car elle requiert une attitude raisonnable et donc respectueuse à l’égard de la diversité des particularismes.
La suprématie de la raison sur la religion commande ainsi l’existence d’un État laïque. Mais ce dernier doit non seulement appliquer le principe de séparation des institutions religieuses et de l’État, il doit aussi être neutre. Or, cela requiert non seulement de respecter les différentes postures à l’égard de la religion (athée, croyante ou agnostique), ainsi que les différentes religions (juive, musulmane, chrétienne, etc.), mais aussi les différentes façons de vivre la religion (en privé, en association et au sein d’une communauté culturelle).
Il y aurait d’un côté l’individu et de l’autre des croyances religieuses. La religion d’un individu serait constituée par l’ensemble des propositions auxquelles l’individu adhère par un acte de son entendement. L’identité ne serait rien de plus qu’une identification subjective à des objets qui sont extérieurs à lui. Et pourtant, que l’on soit croyant, agnostique ou athée, on peut admettre que la foi religieuse puisse engager l’être tout entier. C’est d’abord et avant tout une expérience vécue et non l’expression d’une adhésion à des propositions théoriques.
Une république qui enrégimente
Qu’ont en commun, selon Rioux, tous les islamistes égarés qui ont tenu des propos haineux condamnables? Ce sont tous des antiracistes. Ainsi, Il se sert aussi du propos haineux de ces islamistes pour faire le procès de l’antiracisme, jugé par lui et tant d’autres comme une forme de racisme déguisé. Il ne rate pas non plus l’occasion d’écorcher au passage un mouvement féministe qu’il juge trop prudent, parce qu’animé par la peur de céder à l’islamophobie.
Et puis arrive à la toute fin, sous la forme d’un sous-entendu, cette vision passéiste en vertu de laquelle les citoyens devraient se sentir obligés d’accorder la priorité à leur identité républicaine sur leurs autres identités. Cela fait penser à l’époque pas si éloignée où, en France, tous les jeunes adultes devaient faire leur service militaire.
Rioux écrit : « Une société composée de gens qui se définissent d’abord comme homosexuels, musulmans, noirs, blancs ne peut être que conflictuelle. » Il faut donc enrégimenter tout le monde dans une posture éthique identique. Il faut que chacun se sécularise de la même façon au point de rendre secondaire les identités autres que l’identité républicaine.
Après tout, une personne peut accorder la plus haute importance à sa vie privée, sans jamais pourtant enfreindre la loi. Il semble que ce ne soit pas suffisant en France, selon Rioux. Il faut que les vertus républicaines l’emportent sur tout le reste dans le palmarès des allégeances personnelles. C’est ici que l’on aperçoit l’empiètement de la conception républicaine française sur les libertés individuelles. Cet empiètement est à l’image de celui de l’État laïque français sur la sécularisation de la société.
Conclusion
Rioux conclut que « la société des identités, c’est la guerre. » Il démontre de cette manière son incapacité à penser les identités multiples. Un individu peut être homosexuel, montréalais, québécois, canadien, nord-américain et citoyen du monde. Une société qui reconnait ces identités multiples n’est pas nécessairement une société fragmentée. Elle sera au contraire renforcée si elle favorise la reconnaissance interculturelle réciproque.