Je ne souhaite pas commenter la croyance du chroniqueur, persuadé qu’il suffit de se promener dans les rues de Montréal pour comprendre que « l’assimilation n’est plus possible ». Je reviens tout juste de ma première visite montréalaise après de longs mois de pandémie et je n’ai rien vu de tel. Mais peut-être fais-je partie de ce que Rioux nomme « cette gauche victimaire pour qui les immigrants sont devenus le peuple élu », ce qui m’empêcherait de voir le réel. Je m’intéresse plutôt à l’histoire de l’expression « seuil de tolérance » que Rioux associe au très grand anthropologue Claude Lévi-Strauss.
L’expression, pour parler de l’immigration et de ses « problèmes », commence à émerger en France à la fin des années 1960 et au début des années 1970 dans le contexte bien particulier qui suit la fin de la guerre d’Algérie, marqué par une croissance importante de la xénophobie. Meurtres racistes impunis, « bavures » policières, « chasses à l’arabe » : la France des années 1970 se démarque par sa violence anti-Maghrébins (anti-Algériens surtout). C’est dans ce contexte que l’INED (Institut national d’études démographiques) mène, au tout début des années 1970, une enquête d’opinion sur les effets de l’immigration en France en postulant auprès des sondé.e.s que l’immigration poserait d’une certaine manière une série de « problèmes ».
Elle plait cependant à l’extrême-droite, mais aussi à une certaine frange de l’extrême-gauche. Je pense notamment au maire communiste de Vénissieux qui, à la fin des années 1970, préfère ne pas attribuer les logements sociaux vacants de sa commune plutôt que de les donner à des immigrants ou des personnes issues de l’immigration sous prétexte que les Français de « souche » (comme s’il existait des Français libres de tout métissage!) ne pourraient accepter plus qu’un certain nombre d’immigrants dans leur voisinage.
À la fin des années 1980, l’expression « seuil de tolérance » fait la manchette lorsqu’elle semble reprise et validée par le président socialiste François Mitterrand lors d’un entretien télévisé. Mitterrand aurait regretté plus tard avoir cautionné la formule, très populaire alors dans les milieux d’extrême-droite mais aussi chez certains membres d’une gauche différentialiste qui s’inquiètent de la banalisation, selon eux, des termes racisme, xénophobie et ethnocentrisme. C’est à ce moment-là que Claude Lévi-Strauss, dans un dialogue avec Jean Daniel, prit la défense du président socialiste en tentant de justifier l’expression de « seuil de tolérance » dont il n’est pas le père.
Depuis, les positions complexes et contrastées de Lévi-Strauss, teintées d’un certain fatalisme, sur la nature humaine, le racisme (dont l’anthropologue propose une lecture stricte) et la xénophobie sont citées hors contexte par les auteurs de la droite néo-conservatrice, de l’extrême-droite et d’une frange de la gauche anti-mondialisation. Ces derniers font mine de ne pas entendre la défense du métissage et de la pluralité qui traverse toute l’œuvre de Lévi-Strauss, qui n’aurait jamais cautionné l’approche simpliste de Rioux et de tant d’apôtres aujourd’hui de la réduction des seuils d’immigration sous prétexte qu’il existerait des « seuils d’acceptabilité » (sur cette autre expression dont on pourrait débattre – voir Patrick Moreau, également dans Le Devoir, « Être anti »,) à ne pas dépasser.
Il y a peu, Le Devoir a proposé une série passionnante de textes sur les dangers de la polarisation. Patrick Moreau, notamment, a fait l’éloge du débat. Pour bien débattre, de l’immigration en particulier, je crois qu’il faut commencer par s’appuyer sur des notions bien définies, contextualisées et éviter, de plus, de les attribuer à des auteurs connus et respectés, comme Lévi-Strauss, pour mieux masquer une certaine idéologie anti-immigrants dans l’air du temps. Le risque du dérapage est élevé autrement, comme en témoignent certains commentaires dignes de la théorie du « grand remplacement » publiés sur le site du *Devoir( à la suite de la chronique de Christian Rioux.
Jean-Pierre Le Glaunec, professeur à l’Université de Sherbrooke