Comment se fait-il qu’ils soient morts? Comment se fait-il qu’on s’en soit débarrassés en cachette? Comment se fait-il qu’ils n’aient pas eu droit à des sépultures comme tout autre être humain? Comment se fait-il qu’on ait jeté leurs cadavres dans une fosse commune? Ce sont pourtant les rites du deuil qui distinguent les humains des animaux.

Lors des travaux de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, d’anciens élèves ainsi que les parents d’anciens pensionnaires avaient déjà souligné que plusieurs pensionnaires n’en étaient jamais revenus. Aucune explication n’a été offerte pour la disparition de ces enfants arrachés à leurs communautés. Que d’innommables souffrances!

Plus cruel encore, plusieurs parents autochtones ignorent toujours les causes de décès de leurs enfants et meurent dans l’ignorance, victimes du silence honteux des responsables de ces pensionnats des ordres religieux.

Aucune dignité, aucun respect n’ont entouré le passage de ces enfants vers l’au-delà. Leur vie a tout simplement été effacée de la surface de la Terre. On leur avait déjà enlevé leurs parents, on leur avait déjà enlevé leur culture et leur langue, on leur avait enlevé jusqu’à leur propre nom. Et on a fini par leur enlever la vie… jusqu’à la reconnaissance même qu’ils avaient un jour existé, enfants sans tombeau.

Comment peut-on se réconcilier si on ignore le passé?

Comme le disait James Baldwin, on ne peut effacer le passé, car « l’histoire n’est pas le passé, c’est le présent. Nous portons notre histoire en nous. Nous sommes notre histoire. Si nous prétendons le contraire, nous sommes littéralement des criminels. »

L’histoire de ces enfants autochtones inconnus et disparus est notre histoire à toutes et à tous. Leur disparition est un deuil national. On ne peut plus détourner le regard. La vérité est là comme une plaie béante.

Me reviennent à la mémoire les remarques de la juge en chef de la Cour suprême de l’époque, l’honorable Beverly McLachlin prononcées en mai 2015 dans un discours sur les politiques historiques des pensionnats autochtones. Elle nous rappelait alors que

L’objectif – je cite Sir John A. MacDonald, notre ancêtre vénéré – était de « sortir l’Indien de l’enfant » et de résoudre ainsi ce qu’on appelait le problème indien. L’« indianité » ne devait pas être tolérée; elle devait plutôt être éliminée.

Ainsi, la juge en chef du Canada considère que le traitement réservé aux Autochtones dans le vocabulaire du XIXe siècle « était de l’assimilation. Mais dans le langage du 21e siècle, un génocide culturel. »

Les stratégies visant à effacer certains individus de la surface de la Terre ont été documentées dans le livre Exterminez toutes ces brutes de Sven Lindqvist, qui est également de titre d’une série à HBO réalisée par Raoul Peck.

Elles prennent leur source tant dans l’impérialisme que dans le colonialisme. Ainsi, on ne peut ignorer que de nombreux penseurs européens et anglais du XIXe siècle ont envisagé, au nom d’un pseudo-darwinisme, l’élimination de « toutes ces brutes » de tous ces « sauvages », de toutes ces « races inférieures ».

Lindqvist analyse certains actes posés par les Européens dans les colonies en Amérique, en Afrique et en Australie. Il dégage un des fils conducteurs, la pratique systémique d’« une destruction massive et rapide des races indigènes par une violence incontrôlée. »

On ne peut que prendre à son compte les propos du président Biden alors qu’il était à Tulsa, le 31 mai dernier, pour souligner le 100e anniversaire du massacre qui a eu lieu dans un quartier de cette ville. Des hommes noirs s’étaient alors portés à la défense d’un cireur de chaussure, Dick Rowland, faussement accusé d’agression sexuelle envers une adolescente blanche, qu’une meute de blancs voulaient lyncher. Cette défense fut l’étincelle qui a provoqué le carnage que l’on sait.

Certaines injustices sont si odieuses, si horribles, si graves qu’elles ne peuvent être enterrées quels que soient les efforts des gens.

Comment de telles pratiques visant des enfants, peuvent-elles avoir eu cours? Simplement parce que les populations indigènes n’étaient pas considérées comme des êtres humains. Pourquoi l’anéantissement de personnes dont on nie l’humanité poserait-elle problème aux esprits bien-pensants?

L’idéologie raciste était en soi une justification de l’extermination d’êtres prétendûment inférieurs, appartenant plus à la race animale qu’à la race humaine. Lindqvist souligne que « la violence physique est le facteur d’extermination le plus clair et le plus tangible. La cruauté des Blancs est d’autant plus effrayante qu’elle est le fait d’individus hautement développés du point de vue intellectuel. Il est impossible de dire que la violence est le seul fait de personnes qui pourraient être tenus responsables de manière individuelle. » Non, « les cruautés ont été indifféremment le fait de populations entières dans les colonies, ou de quiconque a été approuvé par elles : oui, même aujourd’hui, la violence n’est pas toujours condamnée. » C’est dans ce contexte historique que les pensionnats autochtones ont vu le jour.

Que faire devant l’horreur : nous avons le devoir d’écouter les victimes. On ne peut plus ignorer le témoignage de cet enfant devenu adulte. Enfant-lumière s’occupant d’une autre enfant-lumière. Il nous faut non seulement l’entendre mais surtout l’écouter, et surtout le comprendre.

Ce témoignage est rapporté dans Les survivants s’expriment au cours des années 1960 : alors qu’elle n’était qu’une enfant M. C.-C. a fréquenté l’école résidentielle de La Tuque (territoire Atikamekw). L’une de ses camarades avait un handicap : elle était des plus menues. Or,

une nuit, elle, elle est tombée malade. Ils sont venus me réveiller. (…) Elle ne pleurait pas, mais elle nous regardait en souriant, un genre de sourire qui nous disait que quelque chose n’allait pas. Alors, je l’ai enveloppée dans une couverture comme un petit bébé, avec son ours en peluche. (…) Je sentais sous la couverture qu’elle était en train de se mouiller, et moi, j’ai dit à une fille : « Va chercher l’infirmière. Je pense qu’elle est en train de mourir. » (…) elle (l’infirmière) m’a dit de la mettre sur le lit à, à l’infirmerie, alors je l’ai fait. (…) le médecin est venu; je peux encore me souvenir de ce médecin(…) Quand ils l’ont descendue, j’ai tenu sa main jusqu’à la porte, puis ils l’ont mise dans l’ambulance, et c’est la dernière fois que je l’ai vue. Ce jour-là, après le dîner, ils nous ont appelés (…) je savais qu’il y avait un problème. ( …) Alors, ils nous ont rassemblés tous dans une chambre, et ils nous ont dit qu’elle était morte. Quand ils ont ramené le corps, la tombe était près de l’église, ils ne l’ont même pas ouverte pour qu’on la voie. Je voulais la voir. Je voulais qu’elle, je sentais qu’elle n’était pas là, que tout cela était un mensonge. Elle a aidé à porter le cercueil jusqu’à l’église. « On allait l’enterrer, on n’était que cinq personnes là. Les parents n’étaient même pas là. Ils ne les avaient même pas invités, n’ont pas invité les parents à venir. Même aujourd’hui, je ne peux pas aller au cimetière, en sachant que je vais voir une petite plaque avec un simple numéro. »

Certes, le gouvernement fédéral s’est officiellement excusé pour « le système des pensionnats indiens (qui) avait deux principaux objectifs : isoler les enfants et les soustraire à l’influence de leurs foyers, de leurs familles, de leurs traditions et de leur culture, et les intégrer par l’assimilation dans la culture dominante. Ces objectifs reposaient sur l’hypothèse que les cultures et les croyances spirituelles des Autochtones étaient inférieures. » Le gouvernement a reconnu que plus de 150 000 enfants autochtones ont ainsi été séparés de leurs familles et de leurs communautés en fréquentant 132 écoles-pensionnats financées par le fédéral et furent victimes notamment de sévices physiques, sexuels et spirituels. Aujourd’hui encore, les enfants autochtones sont toujours traités de façon discriminatoire.

La tragédie de Kamloops et, plus près de nous, l’enquête du Coroner sur la mort de Joyce Echaquan nous forcent à constater qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir afin de rétablir les relations avec les peuples autochtones et que l’histoire tragique des pensionnats et ses conséquences intergénérationnelles soient connues de tous les Canadiens et les Canadiennes.

Au XIXe on glorifiait les guerres envahisseuses, la colonisation civilisatrice. Pour Boris Cyrulnik dans Des âmes et des saisons, « la violence glorifiée fabriquait des règles sociales et donnait un sens aux victoires passées. (…) à cette époque personne ne s’identifiait au vaincu : s’il est faible tant pis pour lui, c’est ainsi que règne l’ordre ». Heureusement, les Commissions de vérité ont pour objectif de renverser ce discours du dominant pour que la voix de vaincu soit au cœur de l’attention. On ne peut ignorer que les plaies du colonialisme sont ouvertes et il faudra que toute la vérité soit exposée afin de pouvoir envisager la réconciliation.

Je crois qu’il est important de rappeler les appels faits à la Commission, qui visent les enfants disparus et renseignements sur l’inhumation (71 à 76) dont plus particulièrement :

74 Nous demandons au gouvernement fédéral de travailler avec l’Église et les dirigeants communautaires autochtones pour informer les familles des enfants qui sont décédés dans les pensionnats du lieu de sépulture de ces enfants, pour répondre au souhait de ces familles de tenir des cérémonies et des événements commémoratifs appropriés et pour procéder, sur demande, à la ré-inhumation des enfants dans leurs collectivités d’origine.

La mise en œuvre de ces appels est une question fondamentale de dignité humaine et de respect pour les survivants des pensionnats, leurs descendant.e.s et pour les nations autochtones et leurs enfants.

Me Tamara Thermitus, avocate émérite, a négocié le mandat de la Commission vérité et réconciliation du Canada