Mercredi 2 juin en fin de journée, François Plourde accueillait une trentaine de citoyens au parc Saint-Clément, tout au bout de la rue Ontario, dans Hochelaga-Maisonneuve, pour une randonnée. Pendant 1h30, ce graphiste de formation devenu expert de la botanique et de l’histoire des friches serait notre guide à travers les boisés et les friches ferroviaires.
Les sentiers que nous empruntons, même s’ils sont manifestement souvent parcourus, n’ont rien d’officiel. Nous traversons successivement des terrains appartenant au ministère de la Santé et au ministère des Transports. Nous passons tout proche de parcelles du CN, et bien sûr, nous longeons l’immense terrain de la compagnie Ray-Mont Logistiques.
1000 camions et 100 wagons
Cette promenade fait partie des activités organisées cette semaine par la Mobilisation 6600. Ce mouvement citoyen s’est organisé en 2016 lorsque la compagnie Ray-Mont Logistiques a acquis 2,5 millions de pieds carrés de friches industrielles entre les rues Dickson et Viau. Le promoteur ambitionne d’y exploiter une plateforme de transbordement de marchandises qui inquiète le voisinage. Le projet est colossal : il prévoit le passage de 1000 camions et de 100 wagons par jour, ainsi que l’entreposage de 10 000 conteneurs. 24 heures sur 24, sept jours sur sept, à 150 mètres des premières habitations.
Sauf que depuis que la Canadian Steel Fondery, qui occupait autrefois le terrain, a été démolie au début des années 2000, les habitants du quartier se sont réapproprié ce morceau de territoire. «Les gens ont toujours marché là, c’est notre petit coin de campagne», raconte Anaïs Houde, l’une des porte-parole de la mobilisation. En 2015, elle a même déménagé à proximité de ce terrain vague avec sa famille pour y aller plus souvent. «Ça faisait vraiment grand parc allemand, décrit François Plourde. Les Allemands ont récupéré les espaces industriels pour faire des parcs. Ça ressemblait à ça, en plus sauvage».
La balade continue. C’est un peu plus compliqué par moment; il faut passer en dessous des branches, traverser un trou dans la clôture. On passe en file indienne par la piste cyclable de la rue Notre-Dame. François Plourde doit élever la voix pour passer au-dessus du vacarme des autos. Quelques-unes nous klaxonnent. Notre petit groupe ne passe pas inaperçu.
Projet industriel contre parc nature
La contestation citoyenne qui a suivi le rachat du terrain a été si vive qu’elle a conduit à l’organisation en 2019 d’une consultation publique, animée par l’office de consultation publique de Montréal (OCPM). Son mandat dépassait le seul terrain de Ray-Mont Logistiques, et invitait toutes les parties intéressées à partager leur vision pour le territoire, jusqu’à l’autoroute 25. «Les citoyens ont travaillé très fort à présenter des mémoires à cette consultation, explique Anaïs Houde. La grande participation a été soulignée par l’OCPM d’ailleurs.»
À cette occasion-là, François Plourde a présenté un ambitieux projet de Parc nature, qui s’inscrirait dans une trame verte et bleue qui courrait du nord au sud de l’île, le long d’un ancien ruisseau. «On pourrait ramener l’eau en surface dans des fossés, la faire passer en dessous des rues. C’est un grand rêve, mais il faut proposer des projets de fou comme ça pour que les politiciens regardent ça et se disent : tiens on pourrait faire ce petit bout-là.»
Mais à la table de concertation, il est resté un grand absent : Ray-Mont Logistiques. La compagnie se fait alors discrète puisqu’elle est engagée dans des poursuites judiciaires contre la Ville de Montréal, qui traîne à lui accorder ses permis, faute d’acceptabilité sociale. Pendant tout ce temps, aux yeux de la population, le projet semble donc «un peu dormant», se souvient Anaïs Houde. «On n’en entendait pas trop parler, je pense qu’on avait tous espoir que la Ville gagne». En janvier 2021, la victoire en appel de Ray-mont Logistiques réveille le mouvement : «Ça a fait comme une bombe».
Les citoyens réclament une étude d’impact
Il ne manque pas grand-chose aujourd’hui à la compagnie pour lancer ses activités. À ce jour, elle a déjà obtenu un permis de réhabilitation du sol. «Ça, ça veut dire tout raser, ce que Raymont a fait en 2018», précise Anaïs Houde. Elle dispose aussi des autorisations pour construire une voie ferrée et pour asphalter. «C’est ce qui nous fait paniquer». Et ce qui a redonné un élan à la mobilisation.
Les citoyens s’en remettent désormais au provincial. Le 31 mai, les opposants ont lancé une pétition demandant la tenue d’une étude d’impact. Une telle étude n’a jamais été menée, puisque le promoteur n’y est pas obligé compte tenu du zonage industriel de son terrain.
Entre-temps, un autre joueur est apparu sur cette friche si convoitée : le REM. Ce printemps, la CDPQ Infra a annoncé une réserve foncière sur le tiers de la superficie du terrain du promoteur. Un nouveau joueur face auquel la mobilisation citoyenne émet ses réserves. «Finalement le REM on peut le voir comme un allié, confie Anaïs Houde, si seulement il pouvait exproprier Ray-Mont Logistiques! Mais d’un autre côté, le projet du REM pour Notre-Dame est inquiétant et risque de détruire la vitalité de tout le sud du quartier.»
En effet, le tracé aérien dans la zone menace le parc Morgan, et supprimerait la zone tampon entre la bruyante rue Notre-Dame et les habitations. Ce samedi donc, les luttes citoyennes se rejoignent, avec l’organisation dans Hochelaga [d’une manifestation pour un REM «socialement acceptable.»
Une menace passée pour le radar
Une question demeure : comment un projet dont les impacts pourraient être majeurs pour le voisinage et l’environnement peut-il s’implanter dans une zone densément peuplée, sans mesures d’atténuation? «Il est passé dans une « crack » réglementaire,» analyse Marie-Ève Rancourt, une autre citoyenne de la mobilisation. «Avant c’était une fonderie, le terrain est lourdement contaminé, zoné industriel. Pour Ray-Mont Logistiques ça cadrait bien avec ses activités.»
«Il y a eu un raté, ajoute Anaïs Houde, un manque de planification, de vision. On comprend que c’est une zone industrielle, mais c’est dévitalisé depuis si longtemps. » De fait, ce projet est passé sous les radars de la population. « On ne se rendait pas compte de la menace. Même moi je me promenais, mais j’ai jamais réfléchi à qui fait quoi. Quand on a compris, il était déjà trop tard.»