La DDPA affirme un certain nombre de droits collectifs en faveur des peuples autochtones. En plus du droit général à l’autodétermination interne en vertu duquel ces peuples « déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel » (article 3) , la DDPA leur reconnaît des droits linguistiques (article 13), le droit de participer à la prise de décisions sur des questions qui peuvent concerner leurs droits (article 18), le droit à leurs propres institutions politiques (articles 20 et 33.2), ainsi que le droit aux territoires, eaux et zones maritimes côtières et autres ressources qu’ils possèdent (article 25).
Une démarche lente et longue
Cent quarante-trois pays signèrent ce document. Quatre pays refusèrent tout d’abord de le faire, dont le Canada (en plus des États-Unis, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande).
En 2016, le Canada accepta enfin de le signer. Toutefois, le pays étant soumis à un régime dualiste sur le plan juridique, cette signature à elle seule ne pouvait pas lier le Canada. Pour être juridiquement lié, il fallait aussi adopter une loi d’incorporation, c’est-à-dire une loi visant à faire entrer la DPPA dans le corpus juridique canadien. La Colombie-Britannique l’a fait en 2019. C’est aussi ce que Roméo Saganash, ex-député du Nouveau Parti démocratique (NPD), tenta vainement d’accomplir au niveau fédéral dès 2016 avec son projet de loi C-262.
L’article 2 (1) de C-262 énonçait que cette loi « ne peut être interprétée comme entraînant la diminution ou l’extinction des droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada qui sont reconnus et confirmés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. (Les caractères gras sont de moi)
Rappelons que l’article 35 de l’ordre constitutionnel de 1982 stipule que
35 (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. (2) Dans la présente loi, peuples autochtones du Canada s’entend notamment des Indiens, des Inuits et des Métis du Canada.
L’article 2 (1) de C-262 était d’autant plus pertinent qu’il trouvait inspiration dans l’article 37.2 de la DDPA affirmant qu’« aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée de manière à diminuer ou à nier les droits des peuples autochtones énoncés dans des traités, accords et autres arrangements constructifs ». La même remarque est faite à l’article 45 :
Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme entraînant la diminution ou l’extinction de droits que les peuples autochtones ont déjà ou sont susceptibles d’acquérir à l’avenir.
Adopté à la Chambre des communes, C-262 ne passa toutefois pas la rampe une fois parvenu au Sénat.
Une nouvelle tentative
En décembre 2020, le projet de loi C-15 fut déposé à la Chambre des communes dans le but apparent de parvenir au même résultat.
Toutefois, l’article 2 (2) de C-15 énonce que
2 (2) La présente loi maintient les droits des peuples autochtones reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982; elle n’y porte pas atteinte. (C’est moi qui souligne)
La loi ne doit pas porter atteinte aux droits issus de traités ou issus de l’exercice des droits ancestraux. (L’anglais reprend la formule de la Colombie-Britannique et dit « not as abrogating or derogating from them »)
Or, selon certains, il pourrait exister une différence importante entre l’article 2 (1) du projet de loi C-262 et l’article 2 du projet de loi C-15. Le premier est compatible avec des modifications, amendements et ajouts des droits issus de traités, l’important étant de ne pas les réduire ou les éteindre. Il est compatible avec des modifications, des amendements ou des ajouts qui amélioreraient les droits issus de traités. C’est beaucoup moins clair pour l’article 2 de C-15 dans la mesure où on ne doit pas leur porter atteinte de quelconque façon. Cela semble laisser peu de place à des modifications, des amendements ou des ajouts. Cela semble aussi fermer la porte à l’examen des conditions sous lesquelles ils furent signés.
Soumettre la DDPA à l’article 35?
Selon Russell Diabo, porte-parole de la Campagne Vérité avant la Réconciliation, le projet de loi C-15 visant à incorporer la DDPA au corpus juridique canadien doit être rejeté car, au lieu de soumettre l’article 35 de la Constitution canadienne à la DDPA, il soumet à l’inverse cette dernière à l’article 35.
Cela signifie que le droit à l’autodétermination énoncé dans la DDPA doit être exercé dans le cadre des traités qui ont été signés ou dans le cadre de l’exercice des droits ancestraux. Peu importent les conditions sous lesquelles furent adoptés les traités, il faut leur accorder préséance et s’y conformer. C’est un peu comme s’il fallait tourner la page et s’engager à l’avenir à respecter les principes de la DDPA, sans avoir à leur donner une application rétroactive qui nous obligerait à revenir en arrière pour examiner de plus près les conditions sous lesquelles les traités ont été signés.
Si l’on adopte ce dernier point de vue, on s’accordera à dire que le consentement libre, éclairé et préalable des peuples autochtones sera nécessaire seulement pour tout nouveau développement économique qui se ferait sur des territoires non cédés. S’agissant des accords issus de traités survenus tout au long de l’histoire, ce sont là des sujets sur lesquels il ne faut pas revenir. Regardons tout cela de plus près.
L’article 32 de la DDPA affirme ce qui suit :
Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres.
Cet article fait référence aux terres et territoires autochtones. Or, les traités signés avec les peuples autochtones incluaient toujours par le passé l’extinction de leurs droits territoriaux. Ainsi, l’article 32 s’appliquerait seulement sur les territoires non cédés où des droits ancestraux territoriaux entrent en ligne de compte. Il s’appliquerait donc surtout en Colombie-Britannique et au Québec, c’est-à-dire aux deux extrémités du pays qui sont en même temps les deux points d’aboutissement du chemin de fer construit au 19e siècle de 1881 à 1885.
Si par contre, on ne peut revenir sur les traités déjà signés, le principe énoncé à l’article 32 n’a d’utilité que pour l’amélioration des relations futures avec les peuples autochtones. En ce qui concerne le passé, il ne serait pas nécessaire de redresser les torts subis.
Il ne serait notamment pas nécessaire de revenir en arrière au sujet des traités qui ont été signés au centre du pays pour réaliser la construction du chemin de fer. Par exemple, les traités 1 à 7 conclus entre la Couronne et les Premières Nations entre 1871 et 1877 sont contemporains de la loi sur les Indiens de 1876. Ces traités permirent la construction d’un chemin de fer « national ».
Une lenteur stratégique?
Russel Diabo a-t-il raison? Est-ce l’intention du Gouvernement? En exigeant de ne pas porter atteinte à l’article 35, s’arrange-t-on pour immuniser l’État canadien contre des recours juridiques au sujet des droits éteints lors de la construction du chemin de fer? S’agirait-il de ne pas ouvrir cette boîte de Pandore, pour ne pas voir que des arrangements sont survenus sans le consentement préalable, libre et informé des peuples autochtones?
On comprendrait alors aussi pourquoi c’est seulement maintenant que le Canada est prêt à aller de l’avant pour incorporer la DDPA. Le projet de construction du pipeline Transmountain de l’entreprise Kinder Morgan et le projet de gazoduc Coastal Gaslink de la compagnie Trans Canada Energy sont présentement en cours de réalisation. Ils ont été approuvés eux aussi au nom de « l’intérêt national » et avant l’incorporation de la DDPA.
Ce ne sont pas des projets ayant obtenu le consentement préalable, libre et informé des peuples autochtones, mais l’incorporation de la DDPA n’a pas encore été effectuée.
Certes, l’article 2 (3) de C-15 affirme que « la présente loi n’a pas pour effet de retarder l’application de la Déclaration en droit canadien », mais l’État canadien aura quand même mis 14 ans avant d’adopter cet article!
En faisant entrer 14 ans plus tard cette loi dans le corpus juridique canadien, on ne ferait alors rien de plus que promettre qu’on n’imposera plus jamais à l’avenir des « ententes forcées » de ce genre aux peuples autochtones du pays.
Les principes affirmés dans la DPPA peuvent-ils recevoir une interprétation rétroactive? Il semble bien que oui, car le document affirme à l’article 28.1 que les peuples devraient profiter de réparations conséquentes:
Les peuples autochtones ont droit à réparation, par le biais, notamment, de la restitution ou, lorsque cela n’est pas possible, d’une indemnisation juste, correcte et équitable pour les terres, territoires et ressources qu’ils possédaient traditionnellement ou occupaient ou utilisaient et qui ont été confisqués, pris, occupés, exploités ou dégradés sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
N’importe qui lisant ceci tirera la conclusion qu’il faut revenir en arrière pour regarder de plus près les conditions sous lesquelles les traités de l’époque ont été signés, mais c’est beaucoup moins clair lorsqu’il est affirmé à l’article 2 de C-15, cité plus haut, que l’on ne doit pas modifier les traités déjà existants.
En proposant de rendre la DDPA conforme à l’article 35 et dans le respect des accords issus de traités, le devoir de réparation semble être interprété comme s’appliquant seulement à tout manquement futur et n’a pas d’application rétroactive. Du moins est-ce là une interprétation possible de C-15, étant donné que ces traités ne doivent pas être modifiés, amendés ou abrogés d’une quelconque façon.
Soumettre l’article 35 à la DDPA?
Que signifierait à l’inverse le fait de soumettre l’article 35 à la DDPA? Nous aurions alors à revoir les traités et à réparer ce qui a été fait dans le passé. Les projecteurs pourraient notamment être braqués sur l’origine des traités, la Loi sur les Indiens et la construction des chemins de fer. L’article 28.1 de la DDPA que nous venons de voir aurait une application rétroactive.
Soumettre l’article 35 à la DDPA permettrait de « remédier à la violation des droits des Premières Nations envers les terres, territoires et ressources dont elles ont été dépossédées sans leur consentement libre, préalable et éclairé » (Assemblée des Premières Nations, « Abolir la doctrine de la découverte », janvier 2018).
Un autre élément corollaire doit être mentionné concernant le projet de loi C-15. C’est un élément qui permet de nuancer encore plus l’interprétation de la situation. Nous avons vu que C-15 risquait d’être interprété comme un document entièrement tourné vers l’avenir. En ce sens, l’importance de cette loi viserait surtout les négociations portant sur des territoires non cédés. Mais à vrai dire, l’État canadien veut aussi corriger certaines situations passées : l’histoire des pensionnats, celle des femmes et filles autochtones disparues et tuées et plus récemment, l’histoire absolument horrible d’un charnier rassemblant 215 enfants. L’article 6 (2) b) de C-15 fait d’ailleurs explicitement état de « mesures de réparation ».
Voici quelques raisons que d’aucuns pourraient invoquer pour émettre des doutes à ce sujet. C-215 ne contient aucune disposition visant à faire annuler la loi sur les Indiens de 1876. Le système des réserves demeure donc encore le cadre à l’intérieur duquel fonctionne l’État canadien dans sa relation avec les Autochtones. Le Gouvernement fédéral a certes mis en place une commission portant sur la disparition et le meurtre des femmes et filles autochtones, mais aucune commission n’a été instituée pour examiner les conditions dans lesquelles les traités furent signés. En outre, l’État fédéral vient tout juste d’imposer au peuple Wet’suwet’en des projets de pipeline et de gazoduc. Il semble donc estimer que ce type de projet est parfaitement légal, du moins aussi longtemps que l’État n’est pas lié juridiquement par les principes de la DDPA. Il doit alors a fortiori se sentir parfaitement légitimé d’avoir adopté un comportement de ce genre au XIXe siècle.
Le projet de loi C-15 permet d’envisager une certaine réparation possible des torts passés, mais il s’agit peut-être de s’en tenir à ceux qui ont un caractère individuel.
L’interprétation de la mise en œuvre de la DDPA proposée par le gouvernement fédéral souligne d’ailleurs l’importance d’adopter des « mesures pour reconnaître et mettre en œuvre les droits de la personne des peuples autochtones et pour réparer les torts du passé ». « En termes simples », dit ce même document fédéral, « la Déclaration affirme que les droits de la personne des peuples autochtones comptent ». Il ne faut pas se surprendre si l’État canadien appréhende la problématique autochtone à partir d’une perspective individualiste. L’architecture constitutionnelle canadienne repose en grande partie sur la suprématie des droits individuels.
Même si le gouvernement semble disposé à réparer les torts passés commis à l’endroit de certaines personnes, il ne semble pas clairement reconnaître les torts commis à l’endroit des peuples tout entiers, en tant que collectivités, survenus à l’occasion de l’adoption de traités.
Ainsi, pour faire entrer la DDPA dans le lit de Procuste du système juridique canadien, le gouvernement subordonne les droits collectifs qui y sont affirmés aux droits individuels qui sont jugés être les seuls droits fondamentaux. Ainsi, l’article 4 a) de C-15 affirme que « la Déclaration constitue un instrument international universel en matière de droits de la personne qui trouve application en droit canadien ».
Contrairement au gouvernement du Québec, le gouvernement canadien a admis l’existence du racisme systémique. Mais admet-il que ce genre de racisme puisse aussi viser des groupes? Après tout, le racisme systémique ne renvoie pas uniquement aux mesures institutionnelles ou aux pratiques instituées qui briment les libertés individuelles. Il y a aussi du racisme systémique lorsque de telles mesures briment le droit des peuples à l’autodétermination.
La doctrine de la Découverte
Toujours selon le porte-parole de la Campagne Vérité avant la Réconciliation, Russell Diabo, et selon l’assemblée des Premières nations, le Canada s’est, dans une très large mesure, développé en accord avec la doctrine de la Découverte. Cette doctrine est un long chapitre sombre de l’histoire canadienne. Elle supposait que même si les peuples autochtones occupaient en partie le territoire, celui-ci fut « découvert » par les peuples européens chrétiens. C’est cette histoire coloniale que l’on immuniserait en maintenant tels quels les traités mentionnés à l’article 35, sans pouvoir les amender, les modifier ou les améliorer afin de réparer les torts subis.
Car si la vérité et la réconciliation doivent avoir lieu, il faut saisir pleinement l’ampleur du génocide culturel. En plus des pensionnats, de la stérilisation des femmes, du meurtre de femmes autochtones et des autres horreurs que nous découvrons constamment, l’esprit colonial s’est déployé jusqu’à récemment en toute impunité pour brimer les droits collectifs des peuples autochtones.
Conclusion
La doctrine de la Découverte n’a pas encore été pleinement prise en compte, mais elle est à l’origine de la dépossession des territoires autochtones. Nous n’avons toujours pas raconté sa présence au cœur même des ententes conclues sous la forme de traités. C’est pourtant ces vérités qu’il faut aussi révéler et ce sont ces torts qu’il faut aussi réparer pour espérer parvenir un jour à nous réconcilier.