Chère Laurie,

Je croyais qu’en vieillissant, on s’assagissait. Je croyais qu’on apprenait à départager nos bons côtés de nos mauvais et qu’on était dès lors en mesure de les laisser derrière nous. Je croyais qu’on apprenait à se laisser une chance, à s’offrir l’indulgence. Je croyais qu’on devenait la meilleure version de nous-même.

Mais voici que dans les dernières années, ma vingtaine bien entamée, je me suis retrouvé, à l’encontre de ma théorie sur l’assagissement, avec de sérieux problèmes d’image corporelle, que je n’avais jamais identifiés auparavant.

Il y a eu des hauts et des bas : tantôt je compte mes calories et je fais du sport à tous les jours, tantôt j’atteins une sorte d’équilibre bouffe-sport-plaisir, à mon plus grand bonheur. Ça a tendance à s’améliorer et à se stabiliser, mais je constate que je suis constamment exposé à la culture des diètes, à la valorisation de la minceur et de la forme physique et la diabolisation de tout écart de conduite au plan de l’hygiène de vie. Parfois je me laisse prendre au jeu, parfois je refuse de me réduire à ces limitations et à cette boite étanche et suffocante. En tant qu’homme, je trouve excessivement difficile de m’en détacher et j’ai l’impression que ça ne me quittera réellement jamais, parce qu’on n’en parle pas vraiment.

Le plus triste là-dedans, c’est que je ne suis même plus capable de départager la pression extérieure de celle qui vient de moi.

Alors Laurie, comment je fais pour enjoy ma bière et ma pizza au parc le vendredi soir sans avoir l’impression que je me laisse tomber?

Pizza Lover, Body Hater

Cher PLBH,

Tu m’as frappée directement dans l’angle mort. Bam! Sans que je le voie venir. À ma première lecture de ta lettre, je me suis dit : parfait, l’image corporelle, un sujet que je connais bien, auquel j’ai réfléchi en long et en large, si socialement ancré et psychologiquement souffrant, allons-y, plongeons. Puis, la peur m’a prise au ventre. Comment parler d’un sujet qui m’est si personnel et sensible avec pudeur, mais authenticité? Comment élaborer des pistes de réflexions alors que moi-même j’ai du mal à me départir de mon propre jugement sur mon enveloppe corporelle?

En fait, s’il y a un objet sur lequel mon apprentissage de la vie semble faire des vrilles et des revirements constants, c’est bien celui du rapport au corps. Depuis l’adolescence, j’ai porté toutes les tailles régulières de vêtements féminins. Je me torture moins qu’à certains autres moments de ma vie, mais dès qu’un déséquilibre se pointe, dès qu’une insatisfaction avec moi-même ou ma vie se dessine, dès que mon corps se transforme au gré des changements de la vie (je te regarde, pandémie), je chute immanquablement dans l’abîme des angoisses corporelles. Je suis incapable de me regarder en photo, je remarque tout de suite si je suis la plus ronde dans un groupe de femmes, je me sens coupable si je passe plus d’une journée sans faire d’exercice et, inévitablement, je finis par manger et boire plus, parce qu’en voulant faire cesser la douleur que je m’inflige, j’éteins toute connexion avec mon corps. Pourtant, j’ai commencé à m’intéresser au féminisme très jeune, j’ai toujours su que j’étais manipulée par des pressions sociales, des magazines féminins (Instagram n’existait pas encore dans mon jeune temps), des vidéoclips, des pubs. Devenir femme dans les années 1990, alors qu’on ne voyait que de la maigreur sur les écrans, que les seuls pantalons qui se vendaient dans les magasins pour jeunes filles arrivaient à peine au-delà du pubis et que, malgré la gloire du vêtement moulant, le stretch n’avait pas encore réussi à sortir du domaine des vêtements de sport, c’était en soi un défi de taille (jeu de mots assumé). J’aurais dû être mieux équipée que la moyenne, mais encore aujourd’hui, le rapport sain au corps reste un défi.

Des décennies plus tard, je constate avec toi que ce ne sont pas uniquement les femmes qui se transmettent ce fardeau de génération en génération, contrairement à ce que je pensais auparavant. J’ai longtemps pensé que mon rapport au corps était un problème avec l’idée de la séduction féminine. J’avais le sentiment que je ne pourrais me trouver un partenaire amoureux que si j’avais un corps dans la norme, et la conviction que ce sentiment m’avait été transmis par une culture qui place la femme en objet de désir, plutôt qu’en sujet de sa propre expérience. Je dois me rendre à l’évidence. Mon explication était simpliste et ne me permet pas de rendre compte de mon nouveau constat comme du tien : dans tous les médias, depuis quelques décennies, les corps des hommes aussi se sont transformés, effilés, gonflés, allongés. Les hommes aussi (et j’en connais près de moi) peuvent souffrir d’un rapport malsain à l’alimentation et l’exercice.

Prendre conscience que les hommes comme les femmes sont actuellement pris, eux aussi, dans une spirale obsessive sur l’alimentation et l’exercice me convainc que le phénomène est en fait beaucoup plus large : dans la société capitaliste actuelle, nous nous sommes tous transformés en objets plutôt qu’en sujets.

L’omniprésence de nos préoccupations sur notre corps n’est que l’extension d’une culture extrême de performance. Le terme « performance » a trois acceptions : 1) les résultats que l’on obtient au terme d’une compétition; 2) le rendement, ou le meilleur résultat possible, dans une optique d’efficience; et 3) une œuvre artistique comme événement, en train de se faire.

Notre société de performance, elle se décline sur les trois niveaux de sens. On se sent en compétition avec tous, puisque la société nous est présentée comme un marché avec des gagnants et des perdants, un jeu à somme nulle où l’on doit se démarquer pour survivre. On tente donc constamment de tirer notre épingle du jeu, de devenir le meilleur humain possible (selon des critères externes que l’on ne remet que trop peu souvent en question) : faire de l’argent, obtenir de la reconnaissance externe, possiblement même de la popularité ou de la célébrité, être beau, être perçu comme actif et proactif, etc. Pour arriver à ces fins, on joue un rôle, on performe notre vie comme une pièce de théâtre. On se met en scène dans nos interactions sociales, on planifie nos études et nos activités pour remplir notre curriculum vitae, on apprend à sourire quand il le faut, à être affirmé juste au bon moment, à faire preuve de vertu ponctuellement. C’est cette culture de la performance qui rend le rapport au corps si pervers.

Le corps n’est plus soi, il est un outil à optimiser. Abdiquer à le contrôler est perçu comme une forme de paresse, le péché le plus honni de l’ère moderne. Il faut non seulement être actif, il faut aussi en avoir l’air, jouer le rôle.

La performance est l’expression du culte de la productivité. C’est un mythe extrêmement puissant. On doit montrer qu’on est un membre actif de la société, que chaque heure de nos vies est vouée à performer nos vies. Mais toi et moi et les trois-quarts de la population, on produit quoi, au fait? Généralement, pas grand-chose. La majorité d’entre nous n’avons pas des métiers essentiels. Surtout, on est toujours beaucoup plus remplaçable qu’on ne le croit. Par contre, les salaires que l’on gagne comme membre « productif », c’est essentiel pour faire tourner la machine de l’économie. Tout ça, c’est au final une culture de consommation. Une boucle sans fin où l’on cherche à éteindre la conscience de notre propre mortalité par une course effrénée à l’amélioration continue, au nom, ô combien ironiquement, de notre santé.

Une fois que l’on prend conscience du fait qu’on est en train, comme tout le monde, de courir sur place sur ce tapis roulant, est-ce que ça change quelque chose? Pas tellement, malheureusement. C’est extrêmement difficile de faire partie d’une société et d’y participer, sans se laisser avaler par ses injonctions. On a besoin de se sentir faire partie d’un tout plus grand que nous. Tu sembles penser, PLBH, qu’une plus grande attention médiatique sur la souffrance vécue aussi par les hommes quant à l’image corporelle soulagerait quelque chose. Peut-être as-tu raison. Mais le problème est à mon avis plus large que simplement une manipulation médiatique de l’image d’un idéal corporel à atteindre. Les corps fermes et dorés que l’on croise partout sur nos écrans ne sont que la pointe de l’iceberg. Il faut une réponse plus ambitieuse. Ambitieuse sur le plan social, d’abord, en prenant au sérieux l’importance de revoir nos modèles politiques et économiques pour arrêter de se laisser exploiter au nom de la liberté des riches de devenir plus riches; ambitieuse, aussi, sur le plan individuel, en s’investissant pleinement dans la quête de sa propre liberté.

Cette quête de liberté, c’est une pratique quotidienne et c’est le travail d’une vie. Ça demande de s’arrêter et d’observer à quel point on a intégré la dureté de notre culture, à quel point on se maltraite nous-mêmes constamment, en étant notre pire bourreau.

Ça demande aussi de se connecter à nos propres désirs. L’angoisse derrière l’image corporelle, c’est une angoisse de rejet social. Vouloir avoir un corps dans la norme, c’est vouloir avoir une passe backstage pour la connexion sociale, vouloir attirer, séduire, vouloir se protéger du jugement. Cependant, en regardant au fond de toi, PLBH, je crois que tu peux découvrir que la connexion, elle se vit dans l’ouverture, dans l’authenticité, dans la vulnérabilité. L’éros, c’est la pulsion de vie. Ce qui séduit, c’est le torrent d’énergie qui nous porte vers la vie, vers l’inconnu.

L’antidote ultime à toutes les addictions (car ce qui déclenche des pensées obsessives, c’est toujours dans la famille des addictions), c’est la connexion à soi-même et aux autres. C’est se permettre de vouloir plus et d’exiger plus qu’une vie de sacrifié devant l’autel de la performance. En attendant la chute du capitalisme, il faut trouver des moyens d’imaginer un autre monde, et en attendant qu’il advienne, prendre soin de soi. Pas pour être plus productif au final, mais pour se rappeler à tous les jours qu’on est un être humain, que notre droit d’exister tel que l’on est nous est donné à la naissance, que nous n’avons pas à constamment nous optimiser.

On doit aussi soi-même plonger dans nos propres biais, dans nos peurs de l’intimité, notre peur de ne jamais être assez, ou d’être trop, de ne pas être aimable. Se laisser les ressentir, pour se rendre au point où l’on réalise à quel point ce sont des épouvantails de pacotille. Refuser de participer aux conversations qui comparent les corps ou les diètes. Mettre des limites très claires. Manger bien non parce que c’est la « chose à faire », mais pour se sentir léger, énergique, soutenu.

Bouger non pour se punir, mais parce qu’on est en vie.

Laurie