Ce projet découle du rapport d’un comité d’experts externes publié en janvier 2020. Il avait été mandaté par le gouvernement pour étudier la modernisation du cadre législatif entourant les communications. Lors du dépôt du projet de loi le 3 novembre dernier, le ministre du Patrimoine canadien Steven Guilbeault a déclaré en Chambre des communes que «c’est près de 1 milliard de dollars que nous allons forcer les géants du Web à investir dans la culture canadienne».

Le 23 avril, la section 4.1 du projet de loi a été retirée. Cette section stipulait que la loi ne s’appliquait pas «aux émissions téléversées vers une entreprise en ligne fournissant un service de média social, par un utilisateur du service». Cet amendement a été l’élément déclencheur du débat sur la liberté d’expression.

Le chef conservateur Erin O’Toole a promis d’abroger cette Loi si son parti est élu aux prochaines élections. Les défenseurs du projet de loi accusent les détracteurs de faire de la désinformation. Dans une entrevue avec le Toronto Star, le ministre a déclaré qu’aucun amendement ne pourrait satisfaire les opposants au projet de loi, car ils ne veulent aucune réglementation d’Internet.

Va-t-on censurer les vidéos de chats?

L’article 2.1 du projet de loi stipule qu’un utilisateur ne sera pas considéré comme un diffuseur au sens de la loi. Cela veut donc dire que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), l’organisme qui réglemente les activités de radiodiffusion et de télécommunications au Canada, ne pourra pas convoquer les internautes à son siège à Gatineau afin de leur demander de rendre des comptes au sujet des vidéos de chats.

Par contre, comme l’explique Dwayne Winseck, professeur à l’école de journalisme et des communications à l’Université Carleton d’Ottawa, par un processus qu’il qualifie d’alchimie, cette vidéo une fois téléchargée dans un «agrégateur de contenu» devient un «programme».

La section 4.1 servait justement à éviter qu’une vidéo de chat ne soit considérée comme telle. En tant que programme, la plateforme numérique en devient responsable devant le CRTC. Comme une chaîne télévisée, elle doit alors répondre à certains critères en matière de contenu canadien et d’équité dans la couverture des élections, par exemple.

L’expert s’inquiète que dans le but d’éviter des sanctions, les plateformes choisissent une interprétation conservatrice des règles. Et c’est l’application de cette réglementation par des compagnies privées qui poserait un risque à la liberté d’expression.

Ne pas centrer le débat sur la liberté d’expression

Mais se concentrer sur les risques à la liberté d’expression est une erreur, selon Dwayne Winseck.

«Le débat sur la liberté d’expression fait oublier les aspects structurels et institutionnels autour de la collecte de données et la vie privée».

Les plateformes comme Google et Facebook ont un haut niveau d’intégration verticale et de contrôle sur nos données personnelles. Ces deux compagnies contrôlent 80 % du marché de la publicité en ligne selon un rapport publié en décembre 2020 par le Canadian Media Concentration Research Project (Projet de recherche sur la concentration des médias canadiens), dirigé par M. Winseck. Le projet de loi C-10 ne fait rien pour contrer cette consolidation, déplore le professeur Winseck. «Il n’y a aucune mesure prise pour agir sur ce qui leur donne le pouvoir de dominer le marché».

Il propose d’inclure une obligation de «transparence algorithmique» où les plateformes seraient obligées de dévoiler au régulateur quel contenu est priorisé, et comment. Cette notion est prévue dans le projet de loi C-11, sur la protection des données personnelles, mais ne va pas assez loin selon lui. «On a besoin de transparence algorithmique, mais avec du mordant».

Il évoque aussi l’idée d’une séparation fonctionnelle entre les applications que nous utilisons et les données collectées. «Un Google Maps ne fonctionne pas sans données», mais les données générées ne devraient pas demeurer la chasse gardée d’une seule entreprise. «On pourrait créer une fiducie de données avec un accent mis sur la sécurité et la protection de la vie privée».

Dwayne Winseck donne l’exemple de l’Allemagne, qui a récemment réussi à bloquer temporairement l’utilisation des données des utilisateurs de WhatsApp par Facebook, après que la compagnie ait mis à jour sa politique d’utilisation pour obliger les utilisateurs de WhattsApp à accepter ce partage. «On entend parler du ministre Guilbeault qui travaille avec d’autres pays pour combattre les GAFAM [Google Amazon Facebook Apple et Microsoft]. Pourquoi ne travaille-t-il pas sur une mesure de ce genre?»

Attention toutefois, nuance le professeur, à ne pas concentrer toute l’attention sur les GAFAM justement. Car pendant que l’on regarde les plateformes numériques, les compagnies comme Bell et Québecor ne sont pas inquiétées. D’après M. Winseck, les géants de la télédiffusion voient même cette réglementation d’un bon œil. Elle pourrait mettre un frein à la compétition et augmenter le poids réglementaire pour d’éventuels nouveaux joueurs.

Il ne fait aucun doute pour lui que dans une «démocratie capitaliste libérale, nous devons réglementer les plateformes numériques dans l’intérêt du public». Pour lui, le problème actuel vient du fait que le gouvernement s’entête à prendre un problème et veuille le rentrer de force dans «le moule de la radiodiffusion».

«J’aimerais que les gens qui supportent ce projet écoutent ce que l’on dit», se désole le professeur. Il aimerait réussir à leur faire comprendre qu’il est possible de réglementer les GAFAM et préserver la culture tout en défendant la neutralité du Net. Au fond, il considère que ce projet de loi fait beaucoup de bruit et permet au gouvernement de donner l’impression d’agir tout en laissant les structures de pouvoir inchangées.
Le projet de Loi est actuellement en étude article par article par le Comité permanent du patrimoine canadien. Une fois ce processus terminé, il se retrouvera de nouveau devant la Chambre des communes pour une troisième lecture et son éventuelle adoption.