Dans cet univers parallèle où la gauche est investie d’une omnipuissance tentaculaire qui lui permettrait de fixer à loisir les termes du débat public, le racisme ou du moins le caractère systémique de ses occurrences se voit réduit à une théorie en vogue importée des campus américains où prendrait racine un « impérialisme woke » qui, conjugué à une « agressivité raciale antiblanche », culminerait dans l’imposition globale d’un « régime diversitaire » qui menacerait d’anéantir la civilisation occidentale.
La « tentation totalitaire »
À travers une perpétuelle stigmatisation de la gauche définie comme porteuse d’une « tentation totalitaire » digne de la Terreur de Robespierre, de la Révolution culturelle chinoise ou même du stalinisme, Mathieu Bock-Côté jongle ingénieusement avec les métaphores orwelliennes et fait un usage abusif d’analogies soviétiques suivant lesquelles les militants antiracistes exerceraient partout en Occident une mainmise dictatoriale sur les appareils d’État, les conglomérats médiatiques et les conseils d’entreprises privées et provoqueraient dès lors une « ethnicisation des rapports sociaux » du fait d’une promotion démesurée de la diversité. D’où il s’ensuivrait que les minorités « de culture et plus encore de civilisation étrangères » parviendraient dans bien des cas à former une « contre-société » qui entrerait en conflit avec la majorité. La mise en place qui en résulte d’un « régime diversitaire », orchestré d’une manière telle qu’il prend les allures d’une vaste conspiration, concourrait en précipitant le « choc civilisationnel » à accélérer la « mutation démographique » par l’« immigration massive » qui tôt ou tard finirait par submerger les « peuples historiques » dans ce scénario social-darwinien où ils deviendraient petit à petit « étrangers chez eux ».
Cette proximité théorique de l’essayiste avec l’extrême-droite, bien qu’il récuse l’étiquette comme étant une fabrication de la gauche qui « extrêmiserait » la droite, se consolide dans les références qu’il fait par exemple à Julien Freund, proche de la « nouvelle droite » d’Alain de Benoist et de son Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne (GRECE), ou à Douglas Murray, supporter du premier ministre hongrois Viktor Orbán et partisan de la thèse de la mort de l’Europe blanche en raison notamment de l’immigration en provenance de pays musulmans, ou même à Eric Kaufmann qui dans son dernier ouvrage intitulé Whiteshift se prononce pour la préservation de la « culture blanche » tout en vantant l’intérêt des Blancs pour leur « héritage racial ».
La dénationalisation
De cette vue d’ensemble, on constate que les individus considérés même après plusieurs générations comme étant « issus de l’immigration » qui se réclament de l’antiracisme « colonisent » les sociétés occidentales de l’intérieur et ne seraient pas membres à part entière de la nation comprise comme « peuple historique » essentialisé et culturellement homogénéisé. Les iniquités sociales auxquelles ils sont beaucoup plus susceptibles d’être confrontés que les individus composant la majorité blanche ont beau être dûment chiffrées et compilées, Bock-Côté n’en démord pas : ce ne serait en bout de ligne que de la « comptabilité ethnique » symptomatique d’une « obsession racialiste » dont il faudrait faire fi et qui, à vrai dire, n’est qu’une projection de sa propre obsession identitaire. À un point tel où la collecte de données statistiques sur les disparités de traitement en fonction de critères ethniques ne lui apparaît que comme une « traque à la société trop blanche » qui correspondrait à un phénomène de « dénationalisation ».
Dans ce schéma conspirationniste un tant soit peu paranoïaque où les « tensions culturelles » sont naturalisées, un nombre important d’immigrants se ligueraient sous la bannière de l’antiracisme afin de fossoyer la nation qu’ils parasiteraient comme des corps étrangers. Ici, la « guerre culturelle » se confondrait à une « guerre raciale » pour déboucher sur une « croisade woke » sans merci.
Dans le même élan, Bock-Côté écorche au passage la « fluidité identitaire » induite par la théorie du genre en suggérant en guise de relais conceptuel à la « dénationalisation » l’idée d’une « déstructuration anthropologique » à l’échelle planétaire qui serait autant le résultat d’une « sacralisation des minorités » que de son corollaire, la lutte contre l’homme blanc hétérosexuel, sans jamais nous dire à quoi ressemblerait une juste « structuration anthropologique » bien que, selon toute vraisemblance, il serait aisé de présumer dans cette optique qu’elle reposerait sur la supposée incompatibilité culturelle de l’Occident avec les minorités qu’il abrite, d’un côté, et le reste du monde, de l’autre. En vantant de la sorte la supériorité de la civilisation occidentale en matière d’innovation technique, d’organisation sociale et de production intellectuelle, l’essayiste passe sous silence les ravages du colonialisme européen fondé dans une large mesure sur le racisme au fil des siècles et plus tardivement sur le racialisme bâti sur une anthropologie raciale qui hiérarchise les « races » entre elles, l’un n’étant qu’une version plus « scientifique » de l’autre.
Le « retour de la race »?
Contrairement à ce qui est avancé dans La révolution racialiste, la question raciale à laquelle font face les sociétés occidentales ne saurait être strictement circonscrite dans le cadre fixe de l’État-nation américain et déborde largement les frontières des États-Unis. À proprement parler, ce n’est pas à partir d’une « association mentale » aux Noirs américains que les individus issus de groupes racisés au Québec comme ailleurs perçoivent le monde, de sorte que le soutien au mouvement Black Lives Matter à l’international ne saurait être ramené à un simple fantasme identificatoire, ou pire, à une « psychose raciale ».
En outre, l’intoxication idéologique contre laquelle Mathieu Bock-Côté serait curieusement immunisé et qui témoignerait selon lui d’une soi-disant « américanisation » de la gauche antiraciste pourrait tout aussi bien s’appliquer à la droite identitaire qu’il représente en ce qu’il défend plusieurs des thèmes qui sont chers aux cercles conservateurs américains, et plus particulièrement à l’aile trumpiste du parti Républicain : déni du racisme systémique, minimisation de la violence policière, condamnation de l’immigration dite « massive », dénigrement du multiculturalisme, diabolisation de l’islam, pour ne nommer que ceux-ci. Or il n’y a pas de « résurgence de la race ». En tant que composante sociale ou idéologique des rapports de pouvoir qui circonscrivent les dynamiques de racisation, elle n’a jamais cessé d’opérer insidieusement.
Conformément à cette acception, les discriminations motivées par la « race » préexistent de longue date aux revendications qui en découlent. En d’autres termes, la racisation précède la « race », et la « révolution racialiste », à moins qu’elle ne désigne une transformation lexicale au cœur de la rhétorique identitaire d’une droite radicale plus qu’elle ne caractérise une conspiration globale instrumentée par une gauche woke toute-puissante, est une révolution qui n’a tout simplement pas eu lieu. Parler d’« antiracisme racialiste », en somme, est tout aussi farfelu que de parler de « féminisme patriarcaliste » ou de « décolonialisme colonialiste ».
Alexandre Huard