Avant de m’y déployer, j’ai passé des mois à apprendre sur l’histoire, la culture, les mœurs et coutumes, les gens qui peuplent son territoire.

J’ai gardé l’image d’un pays magnifique, d’un peuple noble et fier malgré les plaies qu’ils l’affligent, d’une culture rude et impitoyable à de nombreux égards, construite autour de l’honneur mais riche de ses racines millénaires et de multiples échanges avec tant d’autres civilisations, dont les nombreux empires qui sont venus mourir au pied de ses montagnes.

En 2014, je publiais un essai – mon premier – intitulé « L’Afghanicide : cette guerre qu’on ne voulait pas gagner » chez VLB Éditeur. Et si tout bon essayiste adore avoir raison à propos de ses hypothèses, ici, je m’en désole.

Tout ça pour… rien

C’est face à un véritable massacre puis à l’abandon d’un peuple que l’Occident, et surtout son imperator américain, doit maintenant rendre des comptes.

Dans le livre, je décrivais la campagne militaire occidentale en Afghanistan comme une défaite à venir, une redite de la guerre du Vietnam – un retrait après une guerre sans fin qui n’aura rendu l’ennemi que plus fort. Sept ans plus tard, les dernières troupes impériales se retirent dans la disgrâce la plus totale, de la même manière que les Soviétiques à la fin des années 1980…Et qu’eux-mêmes du Vietnam en 1973. Comme les Russes jadis, l’Occident a cherché à imposer à ce pays un processus de nation-building, terme orwellien pour désigner le remodelage socio-politique d’une société pour en assurer la vassalisation.

Rien n’en subsistera.

Depuis 2014, 24 482 civils ont été tués entre feux croisés, s’ajoutant aux 24 000 déjà répertoriés depuis le début de la guerre en 2001. Des hameaux entiers ont été ravagés par les bombardements. Le trafic d’opiacés a retrouvé ses beaux jours. D’anciens chefs de guerre se sont recyclés en « notables » et en hommes d’affaires. Combien de fois un citoyen afghan m’a-t-il dit, à Kandahar, que tel ou tel entrepreneur engagé par l’armée canadienne avait été en fait responsable de nombreux massacres?

Rien de tout cela n’est bien nouveau, c’est le propre de toute entreprise coloniale et impérialiste. Mais cette fois-ci, le Canada, plutôt que d’asservir des peuples sur son propre territoire, s’est joint à l’aventure, avec un bilan fort honteux.

18 milliards de dollars « investis » dans cette guerre, selon l’Encyclopédie canadienne. Un peu moins que le 1,7 billion dépensé par les Etats-Unis, mais une fortune quand même, toutes proportions gardées.

Aucun des projets de « reconstruction » n’aura pris le tournant de la décennie. Ni le barrage Dala, ni l’autoroute reliant Kandahar à la Corne de Panjwayi. Comment ne pas comprendre le sentiment de « trahison » que m’avait décrit Haji Faizal Mohammed, chef du district de Panjwayi lors de mon retour en Afghanistan en novembre 2013?

158 de ses fils et de ses filles ont cessé de vieillir dans le sable de Kandahar. 2000 ont été blessés. D’autres n’ont pu vaincre leurs démons, encore plus ne seront plus jamais les mêmes. De la même manière, les administrations qui se sont succédées ont abusé du patriotisme et du sens du devoir de nombre de jeunes soldats qui croyaient y défendre une liberté menacée par le spectre du terrorisme islamique, le successeur des méchants communistes dans le rôle du Bonhomme Sept-Heures essentiel à l’entreprise impérialiste américaine. 2252 y ont laissé leur vie.

Pour rien.

Guerres éternelles… et privées?

On estime à environ 1,3 billion de dollars la valeur des ressources naturelles brutes toujours enfouies dans le sol afghan, selon le média The Diplomat, spécialisé dans l’analyse politique en Asie-Pacifique. À la suite d’une étude exhaustive et manifestement intéressée, le US Geological Survey rapporte, parmi toutes ces ressources, 1,4 million de tonnes de terres rares, faisant de l’Afghanistan un des pays qui en regorge le plus sur la planète.

Une richesse pour le pays, qui pourrait en profiter pour se relever? Plutôt une menace à sa sécurité. En 2019, le régime Trump a créé le Energy Resource Governance Initiative, un consortium de pays faisant de l’extraction de terres rares, dont dépendent de plus en plus les sociétés technologiquement avancées et généralement extraites dans des conditions criminellement misérables. Évidemment, le Canada fait partie de l’aventure. L’actuel gouvernement afghan aussi, corrompu à la moelle par dessein, ce qui garantit que son peuple n’en bénéficiera pas.

En 2017, Trump avait même justifié de poursuivre l’occupation militaire de l’Afghanistan afin de sécuriser une mainmise états-unienne sur ces trésors enfouis. On pourrait donc croire que l’annonce du retrait des troupes par l’administration Biden pour le 20e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 – pourquoi ne pas faire théâtral, n’est-ce pas, ça ne coûtera que quelques vies supplémentaires – sonne le glas de cette guerre désastreuse.

Mais en fait, on troque simplement les armées nationales contre les forces militaires jetables que sont les contracteurs privés, autre terme orwellien pour dire « mercenaires ». Comme l’Irak, l’Afghanistan aura servi de banc d’essai, de vase de Petri pour l’expérimentation de la viabilité de privatiser la guerre. Les expériences, concluantes, ont engendré la prolifération de nombreuses firmes proposant leurs services de soldats de fortune, dont la plus connue, l’infâme Blackwater, est aujourd’hui connue sous le nom d’Academi et membre du Groupe Constellis, un consortium dont la valeur, en 2016, était estimée à 1 milliard de dollars.

Le Canada aussi a pu compter sur la guerre en Afghanistan pour mousser son propre complexe militaro-industriel et GardaWorld, mieux connue pour fournir des services de sécurité de base et de transports de devises, est aujourd’hui active en Irak, en Afghanistan et dans tous les nouveaux champs de bataille ouverts dans ce qui sont devenues des « guerre éternelles ».

Et finalement, les Talibans reviendront vraisemblablement au pouvoir face à une armée afghane essoufflée par des années de combat non seulement contre les anciens maîtres de l’Afghanistan, mais aussi contre un Daech qui y a ouvert un nouveau front à la suite de sa défaite en Syrie et en Irak.

Sans parler du danger que cette guerre, à laquelle ont participé des milliers de soldats issus de la Génération Y, ne devienne qu’une anecdote historique, à force d’en édulcorer l’impact et, surtout, d’effacer son existence même.

« Guerres éternelles »… Le Paradis terrestre pour les marchands de mort. Et une fois de plus, un peuple se meurt.