Bien que le postulat d’un supposé déclin de la métropole ressemble davantage à une ligne communicationnelle servant à se mettre en valeur qu’à une description du réel, ce n’est pas à cela qu’il faut s’attarder. Ce sont plutôt les propositions concrètes, celles qui sont censées incarner sa vision d’avenir, qui méritent notre attention. À cet égard, il semblerait que pendant ses années d’exil politique, l’ex-maire n’a pas jugulé sa tendance à confondre ambition, pétarade et tape-à-l’œil, qui a caractérisé son passage à la mairie.

Un parc de béton

Le 14 avril, la Société du parc Jean-Drapeau a dévoilé son nouveau plan directeur, fruit de plusieurs années de consultation, d’idéation et de modélisation. Des investissements substantiels sont prévus à des fins de revitalisation et, surtout, de revalorisation de cet espace prisé de la population. Des milieux naturels sont agrandis, consolidés et même créés; la circulation automobile y est limitée afin d’aménager des espaces plus humains; le patrimoine hérité de l’Expo 67 est requalifié. Bref, il s’agit d’un plan qui prend acte de la nécessité de mieux intégrer urbanité et environnement, quitte à sacrifier quelques centaines de mètres carrés auparavant utilisés à des fins événementielles.

Et c’est ce qui incommode Denis Coderre, qui s’est immédiatement opposé au nouveau plan directeur. Sa vision du parc est d’abord axée autour des festivals et de la Formule 1. Durant son mandat, il était même allé à l’encontre du plan directeur du parc en faisant reconstruire l’amphithéâtre en plein-air (rebaptisé « Espace 67 ») qui sert aux différents événements organisés par Evenko (Osheaga, IleSoniq, etc.). Ayant coûté plus de 73 millions $ et ayant entraîné l’abattage de plus de 1000 arbres matures pour créer une esplanade minéralisée, il s’agit en fait d’un cadeau fait au promoteur événementiel avec de l’argent public… car Evenko est le seul à en bénéficier.

Par un heureux hasard, le seul autre son de cloche négatif à l’endroit de cette nouvelle vision du Parc Jean-Drapeau est venu d’Evenko, qui menace de déménager le festival Osheaga à Laval ou Mont-Tremblant en raison de la perte de l’espace de la plaine des jeux (qui sera verdie), même si cela est compensé par la rénovation de la place des Nations. Cette dernière avait d’ailleurs été créée pour tenir des événements publics tels que des concerts mais n’est plus utilisée depuis plusieurs années en raison du manque d’entretien.

En somme, l’ex-maire préfère accommoder ses amis d’Evenko, qui désirent toujours plus de surfaces bétonnées pour tenir des spectacles quelques fins de semaine par été, plutôt que répondre aux impératifs de transition écologique et d’humanisation des espaces publics auxquels répond la Société du parc Jean-Drapeau.

L’immobilier au service des riches

Deux autres annonces de Denis Coderre pointent dans la direction de la défense des intérêts de ses amis fortunés : son désir d’abolir la limite de hauteur des gratte-ciels au centre-ville et sa volonté d’annuler le Règlement pour une métropole mixte

Dans le cas des gratte-ciels, l’ex-maire affirme, dans son livre, que Montréal doit avoir un « centre-ville de classe mondiale », dont la définition n’est pas claire, sinon qu’elle implique de hautes tours de béton. En quoi celles-ci garantissent-elles cela? Pourquoi un « centre-ville de classe mondiale » nécessite-t-il des édifices de plus de 200 mètres de hauteur? Paris, Berlin et Rome – pour ne nommer qu’elles – sont-elles des villes de seconde zone parce que les gratte-ciels y sont absents (ou presque)?

L’architecte et fondatrice du Centre canadien d’architecture Phyllis Lambert a vivement réagi à cette proposition en soulignant que cela irait à l’encontre de l’ADN métropolitain et aurait plutôt un effet d’homogénéisation : Montréal ressemblerait à n’importe quelle autre ville. La montagne – qui a donné son nom à la cité bâtie à ses pieds – serait éclipsée par la multiplication de tours toutes plus anonymes les unes que les autres.

Mais peut-être est-ce cela, la vision de Denis Coderre : faire de Montréal une ville générique, une ville comme les autres. Une autre Pittsburgh. Une autre Phoenix. Une autre Dallas.

Ce que l’on sait, en tout cas, c’est que de telles tours sont chères à construire, mais que les promoteurs peuvent espérer un bon retour sur investissement – en particulier lors de la vente de condos de luxe à des millionnaires étrangers qui se livrent à la spéculation immobilière. Et ces mêmes promoteurs ont très mal accueilli le Règlement métropole mixte adopté par l’administration Plante, car celui-ci oblige l’inclusion de logements abordables, sociaux et familiaux dans les nouveaux développements du centre-ville. Autrement dit : il vient réduire un peu les profits.

L’opposition de Coderre à ce règlement s’explique difficilement – lui qui claironne son slogan de « vivre-ensemble » à chaque entrevue –, si ce n’est que par son alignement idéologique total avec les intérêts des gros joueurs du béton. Les profits avant les humains.

Qu’importe s’il devient de plus en plus impossible de se loger à Montréal : il faut de plus grosses tours pour répondre à la demande des gros portefeuilles.

De toute façon, l’ex-maire affiche clairement son mépris pour toute approche axée sur la préservation de la qualité de vie dans les quartiers. Son parti-pris pour les propriétaires immobiliers amène même son parti à refuser toute mesure de contrôle des loyers commerciaux, qui serait nécessaire afin d’éviter la fermeture des commerces indépendants.

Pourtant, ces petits commerces ont contribué activement à la qualité de vie et à la renommée de Montréal. On ne rêve pas de visiter les Starbucks et McDonald’s d’une autre ville. On veut l’authenticité, celle que l’on retrouve chez les petits joueurs. Et l’avidité des propriétaires d’immeubles commerciaux est en train de tuer à petit feu des quartiers entiers comme le Mile-End, à coups d’augmentations de loyers de 100%, 150%, voire 250%. Denis Coderre et son équipe ont choisi leur camp : mieux vaut laisser mourir les petits commerces que d’entraver le « libre-marché » de l’immobilier. Pour des gens qui ne passent pas une journée sans dénoncer le supposé dogmatisme de leurs adversaires, voilà une bien drôle de fixation idéologique.

Plaidoyer pour l’ambition

Et si l’ambition et l’audace se définissaient par autre chose? Notre époque ne manque pourtant pas de défis pour les villes : réaliser la transition écologique, conjuguer cette transition avec les besoins humains, contrer les effets des changements climatiques, lutter contre les inégalités, assurer un milieu de vie sain et abordable pour tout le monde. La véritable ambition, la véritable audace, cela consiste à mener ces projets de front en dépit des pressions des intérêts particuliers qui ont gouverné le monde jusqu’à présent.

La véritable ambition, c’est être capable de faire passer les vies humaines et la survie des écosystèmes avant la soif de profit. Et Montréal a tous les ingrédients pour devenir un modèle en la matière – encore faut-il savoir les mettre à contribution.

Montréal peut se démarquer à l’international précisément en raison de la qualité de vie qu’elle offre. Et cela a été démontré par l’augmentation continue de la fréquentation touristique avant la pandémie. En 2018 et 2019, des records de visites ont été fracassés. Et cela s’est fait sans la batterie de tours de béton et d’événements tape-à-l’œil qui habitent les fantasmes de l’ancien maire.

La Montréal rêvée de Denis Coderre, c’est une ville qui se plie aux caprices des promoteurs immobiliers, qui se met au service des grandes entreprises de l’événementiel et qui sert de marchepied aux milliardaires qui rêvent de baseball. La Montréal de Denis Coderre est restée prise au 20e siècle. Appeler cela de l’«ambition» est une véritable imposture.

Montréal mérite mieux que cette supposée arrivée « au 21e siècle » qui n’est qu’un mot-clé, à côté de tous ceux que l’ancien maire se plaît à vider de leur sens dans son opération de rebranding.