Les nouveaux cas de COVID-19 ont atteint un plateau plus d’une semaine avant la mise en place du couvre-feu le 9 janvier dernier, et environ deux semaines avant que le couvre-feu n’ait pu théoriquement faire sentir son effet sur les cas quotidiens. À l’inverse, le couvre-feu ne semble pas non plus avoir causé une accélération dans la tendance à la baisse des cas, ce qui représente un signe de son inefficacité. Fait important, cette baisse des cas survient presque exactement au même moment dans les autres provinces canadiennes, comme le montre le graphique ci-bas, produit à partir des données publiques de diverses agences de santé provinciales.
L’Ontario impose un « stay-at-home order » depuis le 14 janvier, soit 5 jours après le couvre-feu québécois. Tout comme pour le Québec, les cas atteignent un pic entre le 6 et 8 janvier et descendent régulièrement par la suite. La même logique que pour le Québec s’applique aussi à la tendance du nombre de cas : l’effet de la mesure ne se fait sentir qu’environ une semaine plus tard, soit à partir du 21 janvier. À cette date, la tendance à la baisse est solidement entamée et elle ne s’accélère pas suite à son instauration.
L’étude Connect sur les contacts sociaux
Si la tendance à la baisse du nombre de cas ne semble pas affectée par le couvre-feu, l’étude Connect de l’INSPQ montre que le couvre-feu n’a qu’un effet minimal, voire nul, sur le nombre de contacts quotidiens. Cette étude, qui tente de mesurer le nombre de contacts moyens par jour des Québécois.e.s, ne permet pas en effet pas de démontrer que le couvre-feu a un effet significatif sur les visites à domicile. Comme le graphique ci-bas l’illustre, les résultats de la plus récente étude CONNECT permettent de constater une augmentation du nombre de contacts depuis janvier 2021. En effet, le nombre total de contacts par jour est passé de 3,5 en janvier à 4,45 en mars. Les auteurs suggèrent que cette augmentation serait causée par des changements dans les mesures sanitaires et par une « diminution de l’adhésion de la population aux mesures sanitaires », une mesure floue et non-définie.
Il est vrai que les « sondages sur les attitudes et comportements des adultes québécois » montrent que la proportion de personnes qui ont déclaré avoir eu des contacts avec des visiteurs a augmenté depuis janvier (de 25 % en janvier à 35 % en février, pour atteindre 46 % durant la relâche avant de retomber à 37 % en mars). Par contre, si l’on regarde attentivement la figure 2 ci-haut, on remarque clairement que le nombre moyen de contacts à la maison est resté relativement stable, passant de 1,7 à 1,8 du mois de janvier au mois de mars.
Par ailleurs, le nombre de visites quotidiennes de personnes non-membres d’un foyer donné est relativement stable. Mis à part la différence enregistrée pour le mois de janvier, le nombre de ces visites semble être statistiquement équivalent durant les périodes de forte transmission. Pour les visites à la maison, on voit en effet sur le graphique suivant (figure 3) que les intervalles de confiance du printemps 2020, de l’automne 2020 et de la période allant du 9 février à la fin mars se recoupent beaucoup : ceci indique que la différence entre ces diverses périodes est assez mince pour qu’il soit difficile de conclure qu’elle existe réellement. Les auteurs du rapport l’admettent d’ailleurs en ce qui concerne la période allant du 9 février à la fin mars : la différence entre le nombre de visites entre février et la relâche n’est pas significative (p=0,14), et elle l’est encore moins quand on regarde la « stabilisation » des contacts pour le mois de mars (p=0,46).
Source : CONNECT : étude des contacts sociaux des Québécois. Rapport du 13 avril
Des contacts sociaux inélastiques
Notons qu’au cœur du premier confinement, l’étude CONNECT montre que le nombre moyen de visiteur.e.s à la maison atteignait 0,3 par personne par jour. Le déconfinement triomphant de l’été fera passer cette valeur à 1, pour ensuite redescendre à 0,6 en septembre et se stabiliser à 0,4 pour l’automne, après l’instauration des mesures du 29 septembre 2020. Donc, il s’agit d’une situation très similaire à celle du premier confinement. Pour revenir à l’interrogation de notre texte précédent, le nombre moyen de visites à domicile par jour n’a pas bougé durant les Fêtes. Il est descendu à son plus bas, soit 0,2, en janvier 2021, pour remonter graduellement jusqu’à 0,4 en mars.
Durant les périodes où la transmission est soutenue, les contacts sociaux causés par des visites à domicile varient très peu mensuellement : pour le printemps 2020, l’automne 2020 et ensuite depuis janvier, l’écart maximal est de 0,2 contacts par jour. De plus, ces contacts semblent se stabiliser autour d’une valeur-plancher. Cette valeur de stabilisation, située quelque part entre 0.3 (première vague) et 0,4 (deuxième vague) visiteur.e.s moyens par personne par jour, semble indiquer que la population maintient un nombre de contacts sociaux minimaux, une sociabilité irréductible qui se retrouve fort probablement au cœur des activités de reproduction sociale. Il est impossible de s’atomiser totalement, surtout en temps de crise.
Que cette valeur soit passée à 0,2 en janvier ne veut probablement pas dire grand-chose, puisqu’il s’agit d’un mois où, d’ordinaire, la sociabilité est au ralenti en raison du froid et de la courte période de luminosité. De plus, cette baisse dans le nombre de visites à domicile moyen ne dure pas : dès février ces visites reprennent leur valeur du printemps 2020, pour la dépasser en mars. Dans le langage des économistes, on dirait que les visites à domicile sont inélastiques, du moins en temps de pandémie: peu importe si on ajoute une mesure comme le couvre-feu, il ne semble pas y avoir beaucoup de jeu pour que les contacts diminuent encore davantage. D’un point de vue socioanthropologique, cela a beaucoup de sens.
La raison de cette inélasticité est relativement simple : beaucoup de gens dépendent de ces contacts pour remplir leurs besoins de base. Évidemment, il est également prévisible qu’une petite minorité restera réfractaire aux mesures, peu importe leur sévérité. Par contre, le fait que les réseaux informels et le soutien matériel, émotionnel et relationnel que fournissent les proches-aidant.e.s aient été affectés radicalement par le couvre-feu est particulièrement préoccupant, mais malheureusement ces conséquences sont souvent balayées sous le tapis par le gouvernement Legault.
Au Québec, des millions de personnes, surtout des femmes, sont proches-aidantes auprès d’autres personnes de tous âges, mais principalement âgées. La plupart n’ont pas eu d’autorisation pour circuler après le couvre-feu et ont donc dû limiter leurs sorties au strict minimum, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle du point de vue de la santé publique et de la santé communautaire, car le système de santé et de services sociaux québécois repose d’abord et avant tout sur le travail gratuit de proche-aidant.es dans la sphère domestique. Ces personnes ont peut-être trouvé des moyens de rétablir ces réseaux de soutien à partir de février, ce qui coïncide également avec l’augmentation de la couverture vaccinale des personnes vieillissantes, ainsi que l’augmentation de leurs visiteur.e.s à domicile à partir de février 2021.
Par ailleurs, le couvre-feu a également renforcé l’impossibilité de recourir à l’appui d’urgence auprès de proches ou des ami.e.s, par exemple pour les femmes en situation de violence conjugale, ou bien pour les milliers de jeunes LGBTQIA2+ qui doivent composer avec des milieux familiaux toxiques. En fait, tout se passe comme si le couvre-feu avait probablement exacerbé les risques de féminicides, justement pour cette raison.
Une question d’échelle et de comparaisons : revoir l’ampleur des contacts dans les autres milieux
De la même manière que le gouvernement tente de sur-interpréter l’impact des contacts privés sur la trajectoire pandémique, il semble qu’il torde également les autres données disponibles pour donner une impression de se baser sur des données probantes. Christian Dubé, par exemple, soutient que la preuve de l’efficacité du couvre-feu se retrouve dans la diminution des déplacements entre 20h et 5h, que l’on peut constater dans les données de mobilité de Google. Mais tout ce que cela démontre, c’est que les déplacements le soir et la nuit ont diminué en raison de la répression imposée dans l’espace public. C’est donc prendre l’effet pour la cause, d’autant plus que certaines données montrent que la réduction des déplacements de nuit est compensée par une hausse relativement congrue des déplacements le jour.
Par ailleurs, ce discours de Dubé évacue complètement toute l’épidémiologie à l’échelle micro relative aux modes de transmission du virus. Un déplacement tel que calculé par Google n’est pas nécessairement synonyme d’un contact social, et encore moins avec une contamination à la COVID-19. Or, comme nous venons de le voir, les contacts à domicile n’ont réellement diminué que pour un mois, en janvier 2021, et encore là il est très ardu de déterminer si nous voyons là l’effet du couvre-feu ou d’une simple dynamique saisonnière.
Pour conclure que le couvre-feu est efficace, il faudrait que la diminution des déplacements se transpose dans une diminution significative des contacts rapprochés. En nous référant de nouveau à la figure 2, nous constatons que les variations dans le nombre moyen de contacts à domicile sont négligeables en comparaison avec les contacts supplémentaires ajoutés par les écoles et les milieux de travail. En effet, si le nombre de contacts moyen est passé de 3,5 à 4,45 de janvier à mars, c’est principalement en raison de la réouverture des écoles et du retour au travail. Calculés ensemble, les contacts sociaux à l’école, au travail, dans les loisirs et autres – sans compter les contacts à domicile – représentaient 1,8 contacts par jour par personne en janvier, 2,3 en février, 1,3 durant la relâche et 2,65 en mars. Nous ne sommes pas ici dans des variations subtiles au degré des décimales, comme dans le cas des visites à domicile qui attirent tant l’attention du gouvernement. De surcroît, comme les infections suivent une courbe exponentielle, l’écart entre l’effet des visites à domicile et l’effet des contacts à l’école et au travail se creuse en fonction du temps : par exemple, 10 fois plus de contacts initialement peuvent se traduire par 100, voire 1000 fois plus d’infections au final.
C’est une question d’échelle. La diminution des visites à domicile en janvier ne retire, au final, que 0,1 contact quotidien, environ 10 fois moins que ne l’avait fait la fermeture des écoles pour Noël en décembre. Pour donner une idée, ça veut dire qu’à chaque 10 jours, en moyenne, les québécois faisaient, en janvier, une visite à domicile de moins qu’en février. Si c’est là l’effet du couvre-feu, force est de constater qu’il a été microscopique, de très courte durée et sans portée réelle sur les cas qui chutaient déjà librement, tout en produisant des conséquences sociales démesurées sur le terrain. Bref, tout porte à croire que la hausse des cas relative à la troisième vague n’a pas été portée par les visites à domicile, généralement stabilisées à un niveau très bas, mais bien par les contacts à l’école, au travail et dans les loisirs, ce que l’évolution des éclosions par milieu tend à également à illustrer.
Conclusion
On peut donc en conclure que, dans l’ensemble, les Québécois.e.s ont respecté l’interdiction de se voir à l’intérieur durant Noël. Les rencontres « clandestines » du temps des Fêtes pointées du doigt par le gouvernement n’ont même pas été suffisantes pour provoquer une variation dans le nombre moyen de contacts quotidiens à domicile entre l’automne 2020 et les Fêtes. Le couvre-feu, cette mesure d’exception, a été imposé le 9 janvier pour s’attaquer à un « effet des Fêtes » plutôt inexistant, puisque la moyenne quotidienne des cas confirmés atteignait déjà un plateau à partir du 29 décembre 2020, pour diminuer à compter du 6 janvier, soit 10 jours avant que l’effet théorique du couvre-feu ne puisse se faire sentir. Le couvre-feu a peut-être permis de comprimer le nombre moyen de visites à domicile – qui passent de 0,4 durant les Fêtes à 0,2 en janvier – mais au prix de conséquences extrêmement sérieuses au sein des réseaux informels qui permettent à des millions de personnes de remplir quotidiennement leurs besoins de base. Et ce, avec toute la dureté d’un système répressif et policier sans égard pour les pratiques sociales de care.
Alors que beaucoup de ces personnes, souvent plus démunies, sont déjà éprouvées par plus d’un an de pandémie, le couvre-feu s’attaque maintenant à une sociabilité privée déjà réduite à un plancher, réduite à une valeur en-deçà de laquelle il n’est pas possible de fonctionner comme société.
Le couvre-feu pourrait même s’avérer contre-productif au niveau des risques de contamination, puisque certaines personnes qui se seraient normalement côtoyées à l’extérieur – où les risques de contamination sont près de 20 fois moindres qu’à l’intérieur – prendront alors le risque de se voir à l’intérieur. Encourager la sociabilité extérieure – rendue impossible durant le soir et la nuit, des moments où l’on peut faire autre chose que travailler – représente en fait une importante mesure de mitigation de la transmission communautaire. Elle est employée, encouragée et publicisée par de nombreuses institutions de santé publique au Canada, notamment en Colombie-Britannique, au Manitoba et en Ontario.
Depuis des mois, le gouvernement chante la même chanson sur les fêtes privées, les jeunes, les visites à domiciles, alors que ses propres actions sont trop souvent incohérentes et semblent guidées par des considérations politiques et économiques. Le gouvernement prétend que le couvre-feu est une mesure essentielle, balancée et efficace, qui serait selon lui indispensable pour réduire la contamination et qu’il a permis de casser la deuxième vague. Par contre, force est d’admettre que les données ne soutiennent pas cette opinion. Pire, le « trio santé » refuse obstinément d’admettre les effets délétères du couvre-feu sur les populations marginalisées, pauvres et racisées qui sont impactées de manière disproportionnée par cette mesure, refusant même, contre toute logique, d’exempter les itinérants du couvre-feu. Il aura fallu qu’une personne meure littéralement de froid dans une toilette chimique et que la Cour supérieure rende un jugement pour faire entendre raison à Legault.
Même si le couvre-feu avait un très mince effet sur les cas de contamination, celui-ci ne se comparerait en rien avec le niveau de contaminations qui s’observe dans les écoles et les lieux de travail. Bref, le couvre-feu est une mesure digne de Don Quijote de la Mancha. L’État met toute son énergie et sa fougue à se battre contre un moulin délabré et usé dans un champ de tournesols, alors que le feu fait rage dans les tanneries et les couvents du bourg d’à-côté. Il serait plus que temps d’agir efficacement au bon endroit et de retirer cette mesure.
Emma Jean, doctorante et chargée de cours en sociologie, Université de Montréal
Julien Simard, chercheur postdoctoral à l’École de travail social de l’Université McGill