Selon la trousse de campagne 2021 de Bénévoles Canada, la SAB célèbre cette année « les impressionnants actes de bonté accomplis par des millions de personnes, ainsi que la magie qui opère lorsque nous travaillons tous ensemble vers un but commun ». Pour Bénévoles Canada, les bénévoles réconfortent, renforcent les collectivités, inspirent la créativité, assurent notre sécurité, dirigent des mouvements et réparent les injustices comme celles causées par le racisme systémique. Ces faits montrent bien la valeur des bénévoles et des gestes qu’ils et elles posent pour d’autres et pour leurs communautés. La SAB est un moment pour rendre visibles ces actions souvent invisibles, et les célébrer. Mais est-ce suffisant?
Le bénévolat a été décrit par certaines chercheuses féministes comme un travail invisible, dont les logiques ressemblent à celles du travail du care des femmes au foyer. Face au travail salarié, le travail bénévole est ainsi dévalué, relégué à la sphère du non-travail, du non-professionnel, du non-productif et du non-économique. Pourtant, le bénévolat génère bel et bien une valeur financière.
Et pourtant, les discours publics tendent à occulter cette « réelle » production de valeur du bénévolat, soulevant plutôt sa valeur symbolique en tant qu’engagement social, entraide et/ou don de soi. Cet acte rhétorique auquel nous participons tous et toutes passe sous silence l’instrumentalisation du bénévolat. Comment, alors, redonner au bénévolat sa juste valeur?
Une guerre de valeurs?
Un premier élément de réponse se trouve dans les études menées par les chercheuses féministes sur le travail domestique, qui sont à l’origine des réflexions sur le travail gratuit. Ces études démontrent que ce type de travail est effectué principalement par des femmes, est invisible car relayé à l’espace privé, et est réalisé non pas pour soi mais pour les autres, au nom de valeurs altruistes tel que l’amour. Une des caractéristiques principales du travail gratuit serait son appropriation par autrui, et notamment par le système capitaliste. Ces chercheuses diront d’ailleurs que contrairement au travail salarié, l’appropriation du travail gratuit ne repose pas sur une valorisation économique, mais plutôt sur des valeurs morales.
Les parallèles avec le bénévolat, défini comme un don de soi réalisé de manière volontaire et gratuite, sautent aux yeux! Bien qu’il n’y ait pas de valeur monétaire, les valeurs qui animent les bénévoles à agir sont multiples. C’est au nom de l’amour pour la nature, des personnes dans le besoin ou de la lutte contre les inégalités… que les bénévoles s’engageront pour une cause. Cette forme de valorisation « au nom du bien commun » est celle mise de l’avant dans les appels à l’engagement citoyen et à l’entraide : des discours qui invitent à travailler gratuitement pour la collectivité pour faire preuve de sa bonne citoyenneté. « Se donner sans compter » devient ainsi une forme de barème pour mesurer non seulement notre engagement, mais aussi notre identité citoyenne.
Or, il est important d’analyser comment cette valorisation du bénévolat au nom de « l’amour » ou de la « cause » est de plus en plus récupérée par le néolibéralisme, ce que Maud Simonet illustre en utilisant la métaphore de la « guerre des valeurs ». Pour Pierre Dardot et Christian Laval, le néolibéralisme se caractérise par « la transformation de la concurrence en forme générale des activités de production, en particulier celles qui produisent des services non marchands, et des relations sociales hors même de la sphère productive » (dans leur article « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste »). Cela veut dire que les secteurs qui étaient auparavant « préservés » par la valeur économique sont de plus en plus colonisés par la logique de la concurrence, un des exemples récents étant les développeurs bénévoles de logiciel libre qui, agissant pour la cause, voient leur travail régulièrement coopté par les grandes entreprises du numérique, ces dernières cherchant ainsi à mutualiser leurs dépenses.
Puisque les bénévoles ne sont pas rémunéré.e.s, ils, elles agissent aussi sur la distribution de la valeur qui peut être accaparée davantage par les profits ou la rente. On voit donc à quel point le bénévolat peut contribuer à l’accumulation du capital, et donc comment les valeurs altruistes des bénévoles peuvent être récupérées malgré leurs bonnes intentions.
Et alors, que faire?
Face à ce constat, aurions-nous à notre disposition des garde-fous permettant de se protéger – du moins partiellement – de cette récupération néolibérale du bénévolat, et comment les mettre en place?
Dans un premier temps, il pourrait être pertinent de rendre explicite la valeur monétaire du travail gratuit sous toutes ses formes (domestique, bénévole, charitable, etc.). Cela pourra se réaliser en effectuant une évaluation systématique de ce que coûteraient de telles activités, par exemple, grâce à une méthode de coûts d’opportunité, ce qui permettrait de rendre visible ce qui est invisibilisé. Une autre option serait de mettre en place un système de rémunération pour travail bénévole, octroyé par l’État, et universellement garanti (ce que Stiegler nomme un « revenu contributif »). Cette rétribution incarnerait une reconnaissance d’un tel apport à la société, et pourrait servir de levier de pouvoir puissant. Point important : ces mesures ne seraient pas des fins, mais bien des moyens pour mettre l’accent sur une réalité d’exploitation. Calculer le coût de tout travail pourrait sembler une mesure d’économie néoclassique, mais elle ne l’est pas quand elle s’insère dans une réflexion plus large sur l’exploitation du travail gratuit.
À noter que cette évaluation de valeurs, se basant sur des comparatifs, tendrait à reproduire les inégalités et dynamiques de pouvoir à l’œuvre dans les autres secteurs à surreprésentation féminine (toujours associés au care). Il faudrait donc être alerte à ce piège. Ainsi, dans un second temps, il serait important de faire un travail de revalorisation des activités reliées au care et des valeurs qui y sont associées. Mentionnons par exemple, le fait qu’au Québec le bénévolat n’est pas régi par le droit travail. Régulariser cette situation permettrait de mieux protéger les bénévoles et le personnel travaillant avec eux.
La SAB est une bonne opportunité pour redonner ses lettres de noblesse au bénévolat et surtout pour faire des efforts actifs de reconnaissance de son apport colossal pour toute la société. Nous y voyons une invitation de se responsabiliser collectivement vis-à-vis de toutes ces personnes qui s’engagent, ce qui demande de maintenir une vigilance constante pour dénoncer toute forme d’abus.
Samuel Lamoureux, Frédérique Routhier et Consuelo Vásquez, Université du Québec à Montréal, Bénévolat en mouvement/Volunteering on the move.