Chère Laurie,

Célibataire sans enfant à l’aube de la cinquantaine, j’ai senti, comme bien d’autres, la solitude me peser davantage au cours cette année pandémique. Privée d’occasions de rencontres spontanées, j’ai finalement décidé de m’inscrire sur les applications mobiles pour trouver un compagnon avec qui former une « bulle ». On a beau pouvoir recevoir une personne à la fois chez soi, faire des 5 à 7 virtuels avec les amis ou prendre des marches avec la famille, la chaleur de l’étreinte d’un autre être humain vient quand même à manquer.

Mais OMG Laurie. C’est pas facile. J’essaie de garder l’esprit ouvert et d’aller au-delà des apparences, mais : 1. y’a des limites à l’ouverture d’esprit et 2. ça devrait marcher dans les deux sens.

Je pourrais remplir une voûte à ras bord des perles que j’ai trouvées, des présentations rédigées en majuscules aux photos « particulières ». Mais ce que je retiens de la centaine de profils swipés, c’est que les hommes d’âge mûr cherchent surtout « quelque chose de simple, de pas compliqué », une femme sportive « qui prend soin d’elle » (ou encore « mince », ou « qui porte généralement des talons hauts ») et « dont le passé est réglé », « qui sais » (sic).

J’ai souvent l’impression d’arriver à la pépinière à la fin juillet pour acheter des annuelles alors qu’il ne reste plus que des fleurs desséchées ou des graminées fades. Mais quand je me positionne par rapport à ce que la moyenne de ce que les hommes disent chercher, j’ai surtout le sentiment d’être une Tercel dans un showroom rempli de Prius neuves, pas poquées, pas polluantes et roulant doux dans le trafic.

La communauté d’esprit, la complicité, l’ouverture à accepter l’autre avec son bagage, ses défauts et ses blessures, la recherche d’un échange sincère, personne n’en parle, mais moi, c’est ce que je veux…

Laurie, est-ce qu’une femme préménopausée peut espérer trouver le grand amour en ligne ?

Quasi Cinquantenaire Semi-Optimiste

Chère QCSO,

J’ai tellement d’empathie pour ta situation qu’à la lecture de ta lettre, mon cœur est passé proche d’exploser. D’abord, de l’empathie pour le célibat pandémique : si des assouplissements ont finalement été consentis aux mesures après des mois de solitude, l’heure est de toute évidence à la vie intime et privée, figée, en quelque part, dans son état pré-mars 2020. Les plus grandes richesses de la vie de célibataire naissent de la conjugaison entre des moments de solitude exquise et des moments de vie sociale abondante, de rencontres, de nouveautés, d’ouverture à la nature incertaine, spontanée et réjouissante du fil de nos vies. Le célibat force à prendre à bras le corps le risque de vivre (cours t’acheter Éloge du risque, de la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle), à choisir l’éros, le désir, ce qui nourrit la vie, face à l’alternative d’une mort prématurée dans l’engourdissement, la répétition sans fin d’un quotidien sans horizon. La pandémie, pour plusieurs, a été le site d’enfouissement de ce qui alimente nos brasiers, des circonstances difficiles parce qu’étouffantes et rigides.

J’ai aussi une empathie immense pour ton expérience des applications de rencontre, ayant durement gagné, à travers des années d’utilisation, un badge de vétéran. Et je dois t’avouer, QCSO, que je pense que les frustrations que tu rencontres ne sont pas essentiellement générationnelles : elles sont structurelles. Les critiques des applications de rencontre sont abondantes. Bien sûr, d’abord, c’est une mise en marché de soi, c’est superficiel, ça donne une fausse impression d’abondance, une illusion que les profils sont interchangeables. Bien sûr, c’est le capitalisme qui en vient à réifier les personnes, à les transformer en objets de consommation jetables. C’est une extension de la logique de marché aux relations intimes. On le sait, tout ça, mais ça n’empêche pas, d’une part, que dans un contexte où les rencontres sociales sont extrêmement limitées et, d’autre part, dans une culture où c’est un des moyens les plus utilisés par les célibataires pour se retrouver, ça reste un outil extrêmement efficace pour provoquer le sort. À partir du moment où on se résout à embarquer dans le jeu, on finit parfois par oublier que les règles en déterminent en grande partie l’expérience.

Bref, c’est difficile de se passer des applications de rencontre, mais c’est aussi essentiel de se rappeler que, de par leur nature même, elles vont créer une situation déshumanisante.

Tout ça, c’est un peu le bordel de base. Après, particulièrement dans un contexte social des relations hétérosexuelles, il y a une couche qui se rajoute : le sentiment, surtout chez les hommes hétéros, que quelque chose leur est dû. Dans mon échantillon pas-du-tout scientifique d’heures innombrables passées à éplucher les profils d’hommes hétéros sur les applications de rencontre, j’en suis arrivée à la conclusion que, non seulement beaucoup d’entre eux n’ont aucun talent de marketing, mais surtout, ils ne comprennent pas qu’ils ne sont pas seulement les consommateurs de profils féminins, qu’eux aussi doivent se vendre. Certaines applications tentent de détourner ce problème, mais la culture qui érige l’homme en sujet et la femme en objet continue à dominer et transformer ce qui est déjà un exercice plutôt désagréable en expérience parfois carrément insultante pour les femmes hétérosexuelles. Trop d’hommes décrivent ce qu’ils cherchent, ce qu’ils désirent obtenir, ce qu’ils souhaitent consommer (une femme mince, sportive, « féminine », qui ne leur demandera aucun compromis, aucune remise en question, bref, un trophée), plutôt que de prendre au pied de la lettre l’objectif supposé de ces applications : susciter des rencontres.

Or, la rencontre de l’autre, c’est l’opposé du magasinage que la plupart des utilisateurs entreprennent sur les applis. C’est se laisser surprendre, se laisser séduire, parfois par un physique qu’on ne croyait pas être dans nos goûts, parfois par un univers qui nous est totalement étranger. La rencontre présuppose d’emblée une flexibilité, une disposition à être bouleversé, à se remettre en question, à être changé. L’autre nous ouvre la porte d’un monde intime qui nous sort de nous-même, éclaire nos angles morts, multiplie nos perspectives. Une rencontre authentique, c’est un partage qui se conclut sur une transformation des deux personnes qui y ont participé.

Ce que mes dizaines voire centaines de dates m’ont appris, au fil des années, c’est que les gens en général, mais je dirais la grande majorité des hommes célibataires hétéros en particulier, souffrent de solitude mais ont trop peur de se perdre pour véritablement risquer la recherche de l’intimité.

Ils voudraient être soulagés de la solitude sans avoir à prendre le risque de l’attachement et surtout, de la transformation.

Alors j’aimerais te laisser avec trois conseils, QCSO. D’abord, ne transforme jamais les incapacités sociales masculines en armes contre ton estime personnelle. Ce n’est pas parce que trop d’hommes pensent vouloir des chars de luxe plutôt que des partenaires de vie que tu es une Tercel rouillée parmi les Prius shinées. Leurs incapacités n’ont rien à voir avec toi, ce que tu es, ce que tu peux apporter à l’autre et l’amour que tu peux inspirer. Rappelle-toi que les gens ont des motivations incroyablement diverses pour utiliser ces applications et que ceux qui veulent faire une rencontre comme celle que tu souhaites sont en petite minorité. Si un homme cherche autre chose qu’une relation intime sincère, ce n’est pas de ta faute, ça lui appartient, tu n’y peux rien, et ce n’est absolument pas une raison pour remettre en question ta propre valeur.

Ensuite, limite ton ouverture d’esprit. De mon humble expérience, ça ne sert à rien de donner des chances à tout le monde sur ce genre de plateforme. Sois impitoyablement exigeante et permets-toi de flusher abondamment. Écoute ton instinct : si des photos t’apparaissent manquer de jugement, si un profil fait plus de demandes que de descriptions, passe au suivant. Rappelle-toi que tu cherches une aiguille dans une botte de foin, que c’est long et fastidieux, mais que tu sais distinguer le métal de l’herbe, tu peux te faire confiance.

Enfin, prends des pauses. Si tu vois que tu balaies l’écran avec plus de désespoir que d’enthousiasme, ferme tout ça, va prendre une marche, écoute un film, appelle un ami. C’est un outil difficile à utiliser et il peut faire craquer les carapaces les plus solides. Protège-toi. Et dans tes moments de légèreté, tu pourras te surprendre à t’y amuser et peut-être à y découvrir d’autres personnes qui, comme toi, y cherche une façon de bouleverser leur vie, de s’ouvrir au monde, de créer des nouveaux champs de possible.

Laurie