Sur le coup, je suis restée interdite, je n’ai rien dit, je me suis mue dans le silence avec la sensation de quelqu’une qui vient de se mettre toute nue par -40 et qui au lieu de recevoir une couverture bien chaude a reçu un seau d’eau glacée dans la face.
S pense sans doute, comme beaucoup de gars dans notre écosystème militant et ailleurs, que le fait de ne pas infliger de souffrances physiques à sa partenaire le sépare d’un monde des méchants hommes violents qu’il voit à la télé ou dont il lit les méfaits avec horreur dans les journaux. Ceux qui infligent des coups à leurs femmes sont des barbares comme l’affirmait notre premier ministre il y a quelques semaines.
Le sentiment d’horreur que provoquent des histoires morbides comme celles des féminicides ou des viols s’accompagne inévitablement d’un sentiment de réconfort quant à la supériorité de son humanité.
Beaucoup de femmes victimes et survivantes de violences vous diront qu’il y a bien des violences qui les anéantissent sans laisser le moindre bleu sur le corps. Ces violences insidieuses qui ne sont pas inscrites dans le code criminel comme des actes répréhensibles mais qui, chaque jour, réduisent les femmes à leurs vulnérabilités dans tous leurs espaces, y compris dans l’espace intime.
Les violences sont un continuum
Selon la sociologue Cecilia Menjívar, « la violence n’est pas simplement un événement, un résultat palpable qui peut être observé, rapporté et mesuré. (…) la violence est un processus, qui fait partie intégrante de la vie quotidienne de ceux qui la subissent. » Il existe une culture de la violence à l’égard des femmes dans nos sociétés que l’on s’empêche d’adresser en évacuant le caractère systémique et continu pour ne se concentrer que sur les manifestations individuelles, ponctuelles et tangibles. Quand les S de ce monde catégorisent les hommes en deux groupes, qui seraient les hommes violents et les autres non violents, pour se féliciter d’appartenir au deuxième, ils se limitent à une vision binaire de l’enjeu qui empêche toutes les survivantes sans bleus sur les corps de dénoncer ce qu’elles vivent et les violenteurs, d’être imputables de leurs actes.
J’entends tous les jours des histoires terribles racontées par des collègues, des amies, des sœurs, parfois même des inconnues au cœur trop lourd prêt à exploser. Beaucoup trop de femmes souffrent de violences qu’elles n’ont jamais partagé en public car elle savent d’avance qu’il n’y aura pas de justice pour elles dans un monde qui exige des preuves tangibles pour un nombre limité de violences recevables. Un monde qui, de surcroît, hiérarchise les abus et individualise le problème.
Récemment une amie m’a confié que son chum, dans un accès de colère, a fracassé les meubles de la maison en guise de défoulement. Une autre m’a parlé de la violence psychologique infligée par un partenaire à chaque fois qu’elle se permet des activités sociales sans lui. Une autre m’a raconté comment son ex l’a plumé à leur séparation à cause de l’absence de lois protégeant les femmes et enfants dans le cas d’unions libres. Une ancienne collègue m’a partagé comment elle a dû se résigner à enlever son voile pour accéder à un emploi pourtant en-deçà de ses compétences après s’être buttée à des centaines de portes fermées des années durant. Une camarade me racontait pas plus tard que la semaine dernière les abus de pouvoir qu’elle est contrainte d’accepter de la part d’un militant à forte notoriété, qui pousse vers la porte de sortie toutes les femmes qui osent défier son autorité au sein du collectif et qui récupère systématiquement le travail des femmes pour avancer sa carrière…
D’ailleurs, celles qui osent briser le silence sur ces violences, invisibles tant elles sont banalisées, vont souvent se faire reprocher de n’avoir pas su se protéger en prenant les précautions nécessaires. Sans surprise, la culture de la violence, tout comme la culture du viol, fait porter toute la charge aux femmes pour ainsi maintenir les systèmes de domination intacts.
Ou sont nos alliés?
Je vois beaucoup d’hommes se terrer dans le silence ou détourner le regard à chaque nouveau drame dans l’actualité mais aussi à chaque fois qu’ils sont témoins d’incidents de violence envers les femmes. J’avoue que cette attitude m’a toujours rendue très perplexe. Les femmes, surtout celles qui vivent à la croisées de plusieurs oppressions, ont toujours été de toutes les luttes et ont accompagné sur le terrain les hommes qui vivent notamment des violences racistes. Beaucoup de victimes et de survivantes racisées vont jusqu’à taire ce qu’elles subissent car elles sont bien conscientes que leurs récits ne feront qu’alimenter la stigmatisation et les violences racistes envers leurs propres communautés et envers leurs agresseurs.
Je dois reconnaître que depuis peu il y a quelques élans de solidarité de la part de militants hommes qui se prononcent contre la violence conjugale. L’intention est louable et l’initiative fort importante pour détabouiser le sujet surtout dans nos communautés racisées. Toutefois s’alarmer de cette violence ne doit pas nous dispenser de l’examen de conscience nécessaire et de la reconnaissance de ce qu’on produit et reproduit comme autres formes de violences souvent invisibles envers des femmes de nos entourages.
Et ce processus, il faut l’entreprendre avec humilité et courage car il exige un travail constant de déconstruction et de désapprentissage de ce que le monde dans lequel nous vivons nous conditionne à être. Cette déconstruction amène inévitablement à une nouvelle conscience de ses propres actes et à l’acceptation d’être imputable vis-à-vis de ces derniers. De plus, un allié ne peut s’autoproclamer allié mais, à mon sens, c’est aux principales concernées que revient la légitimité de l’identifier.
Dans une société capitaliste où le résultat prime sur le processus et où l’indignation est tout aussi passagère qu’instantanée, je nous souhaite une solidarité inconditionnelle et durable qui n’est pas rythmée par l’actualité et que nos alliés en devenir aient le courage de se parler à eux-mêmes avant de parler à leurs boys.