Notre appréciation des espaces publics ne fait pas exception. Ni les impressions individuelles, sombrant souvent dans l’anecdotique, ni les éditoriaux fracassants, étirant avec verve une idée fragmentaire, ne peuvent suffire à justifier ou à contrecarrer la pertinence d’un nouvel aménagement, un changement de programmation ou l’adaptation d’un règlement municipal. L’urbanisme est une science, et comme toute autre discipline, elle requiert des données et des analyses. Pour évaluer les qualités réelles des initiatives qui transforment nos villes, il faut aller sur le terrain, compter, observer, mesurer, décrypter les faits, et ainsi établir un portrait raffiné, construit et structuré des espaces publics renouvelés.
Si l’approche semble familière, c’est qu’il s’agit de la façon dont les ingénieurs et les professionnels du transport récoltent des données sur les débits véhiculaires, comptant et modélisant le trafic routier. Mais à l’heure où l’on prône un retour à la mobilité active, essentielle dimension des villes durables et inclusives, on dispose encore de peu d’informations sur la manière dont les citadins circulent et s’approprient les espaces publics lorsqu’ils ne sont pas en voiture. Qui marche, à quelle fréquence, et pour aller où? Les individus les plus vulnérables, comme les enfants, les aînés ou les personnes en situation de handicap, peuvent-ils évoluer en toute sécurité dans les espaces publics? Où les adolescents se regroupent-ils, et pour faire quelles activités? Aussi méconnaît-on certains enjeux majeurs d’équité territoriale. Pourquoi les femmes fréquentent-elles moins que les hommes certains lieux de nos cités? Les familles défavorisées occupent-elles les placettes minéralisées par manque de parcs dans leur quartier? Les questionnements sont nombreux, et comme le souligne ironiquement Enrique Penalosa, ancien maire de Bogota, il est étonnant qu’on n’y ait pas encore apporté de réponse systématique :
« On en connaît beaucoup sur les bons habitats pour les tigres de Sibérie, mais très peu à propos de ce qu’est un bon habitat urbain pour l’Homo sapiens ».
Pourtant, une grande diversité d’outils existe pour décrypter la vie dans les espaces publics, leur importance étant défendue depuis les années 1960 par quelques passionnés, issus des sciences sociales, de la psychologie, de l’architecture ou de l’urbanisme, parmi lesquels les désormais célèbres Jane Jacobs, William H. Whyte, Michel Barcelo au Québec, ou encore le danois Jan Gehl, qui a popularisé la notion de Public Space Public Life (PSPL) studies, traduit en français comme « l’étude de la vie dans l’espace public (ÉVEP) ». La récolte de données à échelle humaine fait même maintenant l’objet d’une pratique diversifiée et influente à l’international. Toronto, Vancouver, Montréal, Mississauga, Thunder Bay ou encore Saguenay s’appuient déjà sur ces approches méthodologiques, notamment celles de Gehl.
Augmentation rapide de la population urbaine, sédentarisation, inégalités criantes, vieillissement de la population, isolement des aînés, réchauffement climatique : les maux de notre époque sont complexes. Agir collectivement sur les espaces publics offre une chance de venir répondre à ces défis, par des solutions durables, inclusives et stimulantes : encourager l’activité physique, préserver la biodiversité, favoriser la résurgence des liens sociaux, le partage et l’entraide, participer à réduire les inégalités territoriales, contribuer à la diminution des GES, lutter contre les îlots de chaleur, diminuer les nuisances sonores, etc.
Des inégalités sociales demeurent, et nous vivons une époque de bouleversements rapides. Les changements climatiques, économiques et démographiques façonnent le visage de nos villes, entraînant aussi une évolution des usages des citoyens. C’est pourquoi, plus que jamais, il est essentiel d’observer ce qui se trame, les transformations des modes de déplacements, des utilisations de la ville, la manière dont ces pratiques traduisent des besoins nouveaux, autant d’éléments que les professionnels doivent comprendre et prendre en compte. Par ailleurs, cette démarche constitue un moteur d’inclusion, qui permet de cerner et d’améliorer les réalités de certains groupes sociaux pour qui les espaces publics peuvent être les seuls lieux où jouer, courir, se dépenser physiquement, accéder à la vie démocratique ou encore profiter de la nature. Il est grand temps de se donner les moyens de défendre ces biens collectifs!
Les études de la vie dans les espaces publics ne s’improvisent pas : elles s’inscrivent dans un délicat aller-retour entre le choix d’indicateurs précis, basé sur une connaissance scientifique des enjeux de notre siècle, et la récolte de données sur le terrain, venant raffiner la connaissance de l’utilisation de l’espace et des besoins réels de la population. Pour dresser un portrait raffiné des enjeux locaux, deux expertises complémentaires sont amenées à dialoguer : celle des professionnels de l’aménagement, qui élaborent la méthodologie avec des critères standardisés permettant les comparatifs et une approche facilement transmissible, et celle des communautés qui habitent, travaillent et circulent sur le territoire ciblé, en étant manifestement les meilleurs connaisseurs du terrain. Résidents et groupes de citoyens peuvent même développer leurs propres ÉVEP dans leur quartier, idéalement accompagnés de professionnels qui leur transmettront les outils et les aideront à préciser les étapes d’une démarche efficace.
Prédictions basées sur ce que l’on sait de notre époque, expérimentations, observations, ajustements : la méthode d’étude de la vie dans les espaces publics est simplement scientifique, reprenant un cycle maintes fois éprouvé dans l’histoire de l’humanité pour décrypter le monde et doucement le transformer. Alors, au lieu de céder au pouvoir de l’anecdote, appuyons-nous sur nos savoirs collectifs, notamment ceux des citoyens qui créent leur vie de quartier au quotidien. Il est temps de dépasser le modèle top-down de l’urbanisme, pour créer ensemble des villes où il fera bon vivre, des villes à échelle humaine dont on aimera longtemps prendre soin.
L’équipe du Centre d’écologie urbaine de Montréal