«Quand ton ministre se pavane dans les talk show pour vanter son programme de tutorat qui sauvera l’année scolaire pandémique, mais que ton école de 650 élèves ne reçoit que 2000$ pour le mettre en place…» – Une enseignante trop débordée pour faire du tutorat.

Page Facebook du mouvement « C’est gênant, M. Roberge »

Voilà l’un des nombreux témoignages publiés sur les pages Facebook et Instagram créées au début du mois de février et qui cumulent désormais plus de 7000 abonnés. Dans les coulisses, un groupe d’environ dix jeunes enseignant.es du secteur public s’organise minutieusement pour se partager les tâches. Le collectif s’affaire à trier la quarantaine de messages reçus quotidiennement, à mettre en forme ceux qui sont retenus, puis à les publier, à modérer et à réagir aux commentaires.

Pour Mathieu*, membre fondateur du collectif, il s’agit de créer un contre-discours afin de faire plus de place à la parole enseignante dans un espace médiatique où celle du gouvernement est omniprésente.

«Le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a été enseignant; il connait les conditions dans les écoles et il ose dire au public que tout va bien, lance-t-il. On s’adresse directement à lui pour le mettre face à ses propres mensonges.»

L’initiative est aussi «un coup de grogne» face à l’inertie des syndicats dans les négociations en cours, bien qu’une grève illimitée ait été votée partout au Québec à partir du 31 mai prochain. Selon Mathieu, la mobilisation sur le terrain est toujours insuffisante. Dans son école, une brève action a été menée pour la première fois, à seulement 60 jours de la grève.

«On nous demande l’impossible»

Plusieurs témoignages diffusés par le collectif évoquent des locaux insalubres, des écoles sans bibliothèque et des enseignant.es qui doivent gérer eux-mêmes la détresse psychologique de leurs élèves ou faire office de médiateurs entre les parents.

«C’est ridicule, ce qu’il se passe dans les écoles du Québec, lance Geneviève*, orthopédagogue et modératrice de la page. On n’a aucun moyen et on nous demande l’impossible.» Les dossiers concernant ses élèves sont confidentiels et devraient se trouver dans un endroit fermé. Sauf que Geneviève n’a pas de bureau. «Les dossiers se retrouvent sur la table dans le salon du personnel de l’école, il faudrait presque que j’aille les porter dans mon auto entre chaque rendez-vous avec les élèves», témoigne-t-elle.

Un autre exemple frappant est l’incapacité à mettre en œuvre les plans d’interventions (PI). «Il s’agit de documents légaux indiquant qu’un enfant doit avoir accès à telle ressource pour atteindre son plein potentiel, avec des directives à suivre», souligne-t-elle. Cela confère l’obligation légale de fournir un ordinateur à un enfant dyslexique, par exemple. Or, il est très rare que les écoles arrivent à fournir les ressources technologiques ou les services d’orthophonie et de psychologie dont les élèves ont besoin.

Page Facebook du mouvement « C’est gênant, M. Roberge »

Mathieu, qui travaille avec des élèves lourdement handicapés, raconte avoir demandé une tablette tactile au début de l’année. Celle-ci n’est arrivée qu’après Noël. «Tout ce temps-là, je n’ai pas pu utiliser un outil qui permet aux enfants de communiquer, de jouer, de s’ouvrir au monde», dévoile-t-il.

Aujourd’hui, il se demande où ses élèves seraient rendus s’il avait pu les pousser un peu plus loin dans leur apprentissage et leur autonomie.

«Ce sont toujours les enfants les plus en difficulté qui souffrent le plus, ajoute-t-il. Chaque fois qu’il y a des coupes, qu’il manque un intervenant, on échappe encore plus d’élèves dans les craques du système.»

Communication inexistante

La pandémie n’a fait que révéler un système éducatif inégalitaire et défaillant depuis des dizaines d’années selon les membres du collectif. «La gestion de la crise a été déplorable, on n’a jamais eu de consignes claires et chaque école devait se débrouiller sans aucune balise ni suggestion du gouvernement, témoigne Mathieu. S’il n’y avait pas eu de ministre de l’Éducation, la situation aurait probablement été similaire.»

Avec ses collègues, il déplore le manque de considération et l’absence totale de soutien sur le terrain pour mettre en place les quelques directives annoncées. Nombreux sont les enseignant.es qui ont appris la fermeture des écoles en même temps que le reste de la population, dans les points de presse. Bien souvent, il a fallu improviser, que ce soit pour adapter l’enseignement à distance ou pour gérer les mesures sanitaires.

«Le gouvernement ne demande jamais comment ça se passe dans les classes, ce qui fonctionne ou non, révèle Geneviève. Si on reconfine, ils n’auront pas plus de solutions, car ils ne savent pas ce qui a été fait la première fois.» Il aurait été judicieux, selon elle, d’organiser une concertation entre les écoles. «C’est comme si, après avoir échoué à ton examen, on te dit de refaire tout de la même façon et on attend de voir si ça passe», illustre-t-elle.

Réinvestir et revaloriser

Pour le collectif, il est nécessaire d’améliorer les conditions de travail des enseignant.es québécois.es dont les salaires sont les plus bas au Canada. L’exode ou le manque d’intérêt pour la profession sont des conséquences d’un manque de valorisation et du stress intense généré par la charge de travail qu’elle implique.

Page Facebook du mouvement « C’est gênant, M. Roberge »

«Actuellement, les jeunes diplômés préfèrent aller au privé parce que les conditions sont bien meilleures, se désole Mathieu. Beaucoup de gens au public sont en épuisement professionnel au bout de quelques années.»

Il estime qu’il faudrait réinvestir à la base du système public pour lutter contre les taux élevés d’analphabétisme et de décrochage au Québec. «Si les enfants avaient accès aux services adéquats dans les 5 à 7 premières années de leur vie, nous gagnerions tellement sur le long terme», ajoute-t-il.

Les membres de C’est gênant, M. Roberge espèrent que la diffusion des témoignages pèsera dans les négociations en cours et poussera le gouvernement ainsi que la société à reconnaître l’importance de réinvestir massivement dans le système éducatif public.

Les prénoms ont été modifiés, car les membres du collectif pourraient perdre leur emploi en s’exprimant à visage découvert.