Pouvoir dénoncer par les voies juridiques est un privilège : une femme pauvre avec un statut migratoire précaire sera peu encline, par exemple, à dénoncer son employeur qui l’agresserait, car malgré la gravité de l’action portée à son égard, celle-ci risquera tout et aura statistiquement peu de chances de voir son agresseur puni pour ses actions qui sont pourtant répréhensibles au sens de la loi.

Comment peut-on chiffrer « peu de chances »? Dans un rapport du Gouvernement du Canada paru en 2017, on indiquait que, dans la période de 2009 à 2014, 117 238 agressions sexuelles ont été dénoncées au corps policier. Parmi ces dernières, les « agressions sexuelles simples » qui consistent en un contact physique de nature sexuelle sans consentement, passant de l’attouchement sexuel au viol, étaient les plus communes (à 98%) et ont mené à une condamnation dans 41% des cas. Il n’est alors pas surprenant de voir les survivantes se diriger vers des voies alternatives où leurs voix sont entendues, mais où elles peuvent également prévenir de potentielles victimes. Par ailleurs, ce rapport ne prend pas en considération le statut socioéconomique des agresseurs et des victimes, variable qui pourrait d’ailleurs changer le portrait qui y est dressé …

Mais qu’est-ce qu’une agression sexuelle? Vous subissez des attouchements sexuels? Il s’agit d’une agression sexuelle. On vous « vole un baiser »? C’est aussi d’une agression sexuelle. Une personne se masturbe devant vous sans que vous y consentiez? Encore une fois… il s’agit d’une agression sexuelle. Aucun contact physique n’est nécessaire pour considérer qu’il s’agit d’une agression sexuelle : il suffit que le geste de nature sexuelle qui est posé soit effectué sans le consentement de la personne visée par ce dernier. Peu importe sa nature, une agression sexuelle est une chose grave qu’on se doit de prendre au sérieux.

Comme la juge Karine Giguère l’a si bien souligné : « Il est temps que la société entière comprenne que tout geste sexuel, quel qu’il soit, est inacceptable s’il n’est pas consenti. »

Malgré ces espaces où les survivantes peuvent se libérer de ce fardeau – qu’elles ne devaient pas avoir à porter en premier lieu – l’expérience témoigne qu’elles se butent tout de même à une invalidation de leur expérience; le principe de présomption d’innocence supplante le reste, et ce, peu importe le nombre de courageuses survivantes, qui dénoncent la même personne. Il est nécessaire de se questionner sur le lien de causalité entre l’acquittement et l’innocence. On se souviendra d’ailleurs que dans l’affaire Rozon, la juge Mélanie Hébert ne croyait pas en la version des faits de l’accusé. Cela dit, elle l’a tout de même acquitté des accusations qui pesaient contre lui, car le doute raisonnable était présent. Elle a d’ailleurs soulevé un point important concernant sa décision : acquitter n’est pas un indicateur que l’évènement ne s’est pas produit. En d’autres mots, un acquittement ne signifie pas l’innocence.

Cette invalidation que vivent les survivantes est d’autant plus accrue lorsqu’on parle de personnalités publiques, que ce soit dans les milieux militant, politique, universitaire ou médiatique. Dans des commentaires d’articles, on peut lire des « Elle n’avait qu’à le dénoncer à la police. », « Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps avant de dénoncer? », voire des « Elle l’a dénoncé parce qu’elle veut nuire à sa réputation. ». Ce faisant, ces mêmes personnes déresponsabilisent les agresseurs et lèguent – encore une fois – une partie de la responsabilité aux victimes : celle de justifier leur dénonciation.

On oublie facilement qu’une victime n’a aucun gain à faire en effectuant un dévoilement, outre le fait de se libérer d’un poids qui pèse sur elle et de protéger la suivante.

Au contraire, elle a tout à perdre, particulièrement lorsque son agresseur est plus riche qu’elle, qu’il a les moyens de la museler à coups de mises en demeure et qu’il peut se payer les services des meilleurs cabinets afin d’obtenir un acquittement. Cette asymétrie de ressources financières n’est d’ailleurs pas à prendre à la légère; elle permet à des personnes coupables d’agir en toute impunité, tout simplement parce qu’elles en ont les moyens. Bien que nous ayons un système de justice, nous ne sommes pas toutes égales et égaux devant la loi.

Il serait temps de réfléchir collectivement à notre position quant aux violences sexuelles et de faire preuve de cohérence envers celle-ci dans les multiples sphères et milieux de la société. Être à la tête d’un mouvement social, représenter la population, enseigner à la prochaine génération ou même habiter nos maisons au travers des écrans demeure un privilège; il ne s’agit pas de quelque chose qui est dû.

Considérant que l’une des étapes charnières pour prévenir les agressions sexuelles consiste à promouvoir la non-tolérance de celles-ci dans les normes sociales, en parler n’est plus suffisant, il faut agir. Nous ne devons pas oublier que minimiser ces actions, punir les victimes et récompenser les agresseurs revient à cautionner les violences sexuelles.

Alexandra Dupuy, candidate à la maitrise en linguistique