Le décès de Raphaël « Napa » André, décédé seul en janvier dernier dans une toilette chimique lors du couvre-feu près d’un refuge fermé qu’il avait l’habitude de fréquenter, est un triste exemple de l’absurdité de certaines des mesures bafouant les droits humains avec la COVID-19 comme prétexte. En février dernier, la ville de Montréal placardait des bancs au métro Bonaventure, là où des itinérants avaient l’habitude de se rendre : une manière de les exclure d’un endroit sécuritaire où ils peuvent se rassembler, considérant les changements fréquents dans l’offre de services des refuges (lieux, horaires, et emplacements) depuis le début de la crise. Pour une population ayant déjà de la difficulté à s’organiser, bien peu peuvent s’y retrouver. C’est sans parler du fiasco des tentes du campement Notre-Dame, démantelé par la police l’an dernier, un scénario qui risque de se reproduire cette année encore.

Voilà une autre preuve que la sécurité publique n’est pas la solution à des enjeux sociaux ou de santé publique. Visiblement, en matière d’itinérance, la mairesse Plante n’est plus l’homme de la situation.

Une typologie en quatre types de l’itinérance

On pense que les itinérants ne ressentent pas la douleur. On pense qu’ils ne ressentent rien lorsqu’ils attendent leur pusher à la porte. Et pourtant. La réalité de la l’itinérance est multiforme et complexe.

La définition canadienne de l’itinérance, selon l’Observatoire canadien de l’itinérance, comprend une typologie en quatre volets: 1) les personnes sans-abri vivant dans la rue (qui constitue la forme la plus visible); 2) les personnes dans les refuges d’urgence; 3) les personnes logées provisoirement ou temporairement; 4) les personnes à risque d’itinérance, soit des personnes vivant dans des logements insalubres ne répondant pas aux normes de santé, salubrité et sécurité. L’itinérance n’est pas statique, elle est fluide et un individu peut graviter de manière cyclique entre ces diverses formes.

D’ailleurs, il importe de souligner que l’itinérance féminine fait souvent partie de la partie cachée du phénomène, les femmes usant de diverses stratégies pour éviter la violence basée sur le genre qui s’exerce dans les rues et qu’elles ont fui dans leurs vies, notamment par leur habillement et présentation afin de ne pas « avoir l’air itinérante ». Cela peut également comprendre leur errance dans les centres commerciaux.

En ce qui a trait aux femmes en situation d’itinérance, bon nombre d’entre elles sont diagnostiquées TPL (trouble de la personnalité limite), bipolaires, dépressives, anxieuses et j’en passe, voire traînent le DSM-IV au grand complet dans leur dossier médical. Pourtant, je vois sincèrement leurs réactions comme étant des stratégies de survie à un monde hostile à leur existence. Le contraire serait étrangement étonnant. C’est ce qu’on appelle la psychologisation de la souffrance, voire de la violence faite aux femmes, dans le jargon de la recherche féministe. Des femmes survivantes de violences sexuelles. Des décrocheuses scolaires. Des cheffes d’entreprises ayant vécu un épisode de maladie mentale leur ayant fait tout perdre. Personne n’est à l’abri de l’itinérance, même si certaines personnes cumulent davantage de facteurs de risque.

Ainsi, en raison de l’instabilité et la mouvance de la population itinérante sur le territoire montréalais, il est extrêmement difficile de savoir comment dénombrer le nombre de personnes itinérantes de manière exacte et précise, bien qu’on observe une surreprésentation des personnes immigrantes et autochtones parmi la face visible de l’itinérance.

Un processus complexe de désaffiliation sociale

Pourquoi certaines personnes se retrouvent-elles en situation d’itinérance? En grande partie en raison des failles et de l’effritement de notre filet social. Plusieurs personnes en situation d’itinérance sont des jeunes adultes issus du réseau de la protection de la jeunesse ayant été victimes d’abus sévères et de négligence dans leur enfance. Certains sont tout simplement incapables de se loger avec des loyers hors de prix, de se nourrir ou d’obtenir un revenu décent pour vivre.

Il faut aussi penser l’itinérant comme ayant droit à la cité, soit le droit d’occuper l’espace public et la Ville tel qu’expliqué sur le site web du Réseau des personnes seules et itinérantes de Montréal.

Lorsque j’ai œuvré dans le domaine de l’itinérance féminine pendant quelques années, on voyait des femmes qui revenaient de semaine en semaine dans des refuges parce que plusieurs d’entre elles faisaient le tour de toutes les maisons d’hébergement de la Ville faute de pouvoir y rester indéfiniment. Des femmes qui tournent en rond, à défaut de trouver un endroit sain pour vivre, faute de ressources, faute de soutien, faute d’empathie, faute de bienveillance, faute de place. Des femmes qui se mettent parfois en colère en pleine salle à manger remplie à craquer, sans que ça ne me fasse peur, parce que quelque part, elles ont raison d’être en crisse après le système.

La colère est à mon sens la manifestation d’une douleur légitime. C’est le cri de ralliement de ceux qui ont choisi de ne plus se maintenir dans un statut de victime au sens péjoratif du terme. Parce que des fois dans la vie, quand tu te fais cracher dessus au sens propre ou figuré depuis le premier jour de ta naissance, ça peut arriver d’avoir un trop-plein passager. Ces individus méritent la dignité et le respect plutôt que d’être traités comme des indésirables qu’on ne veut pas voir alors qu’ils n’ont nulle part où aller.

L’impact de la pandémie de COVID-19

Il faut être très débrouillard pour survivre dans la rue. Particulièrement en contexte de pandémie. Particulièrement dans un contexte où les seuls paiements acceptés dans les commerces sont Visa et Interac. Les personnes en situation d’itinérance sont en position de grande instabilité. Bon nombre d’entre elles n’ayant pas d’adresse fixe n’ont pas de compte en banque ou de carte de guichet. Ainsi, ça prend un solide coup de barre en temps de crise, éviter les approches-pansements qui ne règlent en rien l’hémorragie de l’itinérance. Le journal Métro a d’ailleurs constaté que la Ville de Montréal allouera exactement les mêmes sommes à la lutte contre l’itinérance qu’avant la pandémie de COVID-19. Une approche timide pour résoudre une crise dans une crise.

Enfin, je me remémore les mots de cette femme en situation d’itinérance en entrevue à Radio-Canada qui disait grosso modo, il y a quelques mois, en plein hiver : « On est dans rue! Où veux-tu qu’on aille quand on n’a pas de maison, pas de famille et pis que les refuges sont fermés? »