C’est du jamais vu. Même Franklin Delano Roosevelt, probablement le président américain le plus pro-travailleurs, n’avait fait quelque chose de semblable pendant la grande crise des années 30 quand il instaurait le New Deal. C’est comme si Justin Trudeau ou François Legault encourageaient les ouvriers et les ouvrières des entrepôts d’Amazon de Lachine ou d’ailleurs au Canada à former des syndicats et dénonçaient toute tentative de s’y opposer.
Un discours hors norme
«Je dis depuis longtemps que l’Amérique n’a pas été construite par Wall Street, elle a été construite par la classe moyenne et les syndicats ont construit la classe moyenne, déclare Biden dans une vidéo diffusée par la Maison Blanche le 28 février. Les syndicats mettent le pouvoir entre les mains des travailleurs. Ils égalisent les règles du jeu. Ils vous donnent une voix plus forte pour votre santé, votre sécurité, des salaires plus élevés, des protections contre la discrimination raciale et le harcèlement sexuel.»
Biden poursuit en affirmant qu’il soutient «la syndicalisation et le droit de négocier collectivement». La loi sur les relations de travail ne dit pas seulement que les syndicats sont autorisés à exister, poursuit-il, mais qu’il faut encourager la création des syndicats.
Il martèle que ce n’est pas aux employeurs de décider si les travailleurs-euses doivent se syndiquer.
«Le choix d’adhérer à un syndicat appartient aux travailleurs, point final. Aujourd’hui et au cours des prochains jours et semaines, les travailleurs de l’Alabama et de toute l’Amérique votent sur l’opportunité d’organiser un syndicat sur leur lieu de travail […] Il ne devrait y avoir ni intimidation, ni coercition, ni menaces, ni propagande antisyndicale. Aucun superviseur ne devrait confronter les employés au sujet de leurs préférences syndicales. Chaque travailleur devrait avoir le choix libre et juste d’adhérer à un syndicat.» La loi garantit ce choix, répète Biden en s’adressant directement aux travailleurs et travailleuses : «C’est votre droit, pas celui d’un employeur.»
Un moment crucial dans les relations de travail
Ce discours de Joe Biden survient dans un moment crucial pour les relations de travail. Depuis le début de février et jusqu’à la fin de mars, les travailleurs et les travailleuses d’Amazon à Bessemer, Alabama, votent pour décider s’ils veulent se syndiquer ou non. S’ils décident de former un syndicat, le mouvement pourrait faire tache d’huile, non seulement aux États-Unis, mais aussi au Canada, et peut-être pas seulement chez Amazon.
Amazon est maintenant le second employeur privé aux États-Unis. Depuis sa fondation il y a 25 ans, la compagnie a réussi à empêcher la syndicalisation dans des centaines d’installations. Mais la colère gronde. L’année dernière, des travailleurs et des travailleuses non syndiqués-es de Staten Island, à New York, ont débrayé spontanément pour protester contre les conditions de travail propices à la transmission de la Covid-19. Depuis, le principal syndicat du commerce de détail, le Retail, Wholesale and Department Store Union, a reçu plus de 1000 demandes d’aide à la syndicalisation.
L’Alabama est un État officiellement antisyndical, connu comme un «Right-to-Work State» qui n’applique pas ce qu’on appelle ici la formule Rand, en vertu de laquelle les cotisations syndicales sont automatiquement prélevées sur les salaires de tous les employés syndiqués. Cette formule, qui a son équivalent aux États-Unis, n’existe pas dans les Right-to-Work States, ce qui rend la survie des syndicats difficiles.
À Bessemer, Amazon s’active pour dissuader ses employé-es de se syndiquer. Elle affiche des tracts antisyndicaux jusque dans les toilettes et envoie des textos aux salarié-es leur disant de voter contre la formation d’un syndicat.
L’étonnant Biden ne se contente pas de lancer un avertissement à Amazon. Il s’en prend aux législations antisyndicales des États conservateurs. La Chambre des représentants vient d’adopter le PRO Act, une loi qui permettrait de sanctionner les entreprises qui essaient de décourager la syndicalisation. Il faudra voir si elle sera votée par le Sénat. Mais il y a un signe encourageant : même une tête d’affiche du Parti républicain, le sénateur Mark Rubio, a condamné l’attitude antisyndicale d’Amazon. Il a déclaré que Amazon «mène une guerre culturelle contre les valeurs de la classe ouvrière». Il fait valoir que la syndicalisation fait partie des valeurs de la classe ouvrière.
Un taux de syndicalisation en chute libre
Tant les démocrates que certains républicains sont donc en train de courtiser la classe ouvrière, qui a un énorme poids dans les élections. Cela survient alors que le taux de syndicalisation n’a jamais été aussi bas depuis 100 ans, un phénomène qui va de pair avec la croissance des inégalités sociales. Ce taux est tombé à 6,3% chez les travailleurs du secteur privé, selon les plus récentes données du Bureau of Labour Statistics.
En 1953, il était de 35,7%, selon le American Journal of Public Health. Dans un article publié en 2016, cette revue médicale a montré que la syndicalisation a des effets bénéfiques pour la santé des travailleurs et de leurs familles. Elle ne fait pas monter les salaires seulement dans les entreprises qui se syndiquent. En effet, les employeurs qui veulent dissuader leurs employés de se syndiquer montent les salaires. Les auteurs de l’article dans la revue médicale ont montré que l’augmentation des salaires dans une ville comme New York pouvait entraîner une diminution de la mortalité.
Déclin aussi au Québec dans le secteur privé
Le taux de syndicalisation est plus élevé au Québec qu’aux États-Unis. Mais ici aussi il connait un déclin dans le secteur privé. Il est passé de 28% en 1997 à 23% l’année dernière. Les efforts de syndicalisation dans le secteur privé se heurtent à de nombreux obstacles.
On se souvient de l’épisode du Walmart à Jonquière. Il y a 15 ans, les travailleurs et les travailleuses obtenaient leur accréditation syndicale. Cette succursale de la multinationale devenait le seul magasin Walmart syndiqué en Amérique du Nord. Un an plus tard, l’entreprise fermait le magasin.
Les tactiques pour empêcher ou même éliminer la syndicalisation prennent toutes sortes de formes. En février, la direction de la Banque Laurentienne a offert 1,8 million de dollars aux deux principaux dirigeants syndicaux pour les convaincre de quitter l’entreprise, afin que le syndicat ne s’oppose d’aucune façon à la démarche de désyndicalisation.
L’arrivée d’Amazon au Québec en 2019 a inquiété les syndicats. Quand l’entreprise s’est implantée à Lachine, David Bergeron, vice-président de la Fédération du Commerce affiliée à la CSN, avait dénoncé «les conditions de travail médiévales» généralisées chez cette multinationale américaine. Une enquête de Business Insider venait de révéler que des employés ont été obligés de travailler jusqu’à 60 heures par semaine dans les entrepôts aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe. L’épuisement est fréquent. Des ambulances doivent régulièrement être appelées pour amener les travailleurs à l’hôpital, selon l’enquête.
Selon les syndicats, l’implantation d’Amazon au Québec risque d’entraîner des salaires et des conditions de travail à la baisse dans tous les entrepôts, comme ceux de Jean Coutu ou de Métro. L’automne dernier, Jean Coutu a décrété un lock-out dans son entrepôt de Varennes plutôt que d’accorder la hausse de salaire réclamée par ses 600 employés, puis a embauché des scabs pour leur casser les reins (ils ont tenu le coup et obtenu en partie gain de cause).
Il est clair que la syndicalisation des travailleurs et des travailleuses d’Amazon en Alabama, ardemment souhaitée par Joe Biden et appuyée par le Département américain du travail, pourrait modifier le rapport de forces entre travailleurs-euses et entreprises non seulement aux États-Unis, mais par un effet boule de neige, avoir un impact ici aussi. Si les 300 employés d’Amazon à Lachine se syndiquaient, il y aurait une possibilité d’améliorer salaires et conditions de travail dans tout le secteur au Québec.
Voilà des années que le mouvement syndical est sur la défensive tant au Canada qu’aux États-Unis. Les étoiles semblent bien alignées pour que les militants syndicaux repartent à l’offensive. Tout porte à croire qu’ils auront l’opinion publique pour eux. En tout cas, ils ont l’appui moral du chef de l’État le plus puissant de la planète.
Cliquer ici pour écouter mon entrevue du 16 mars 2021 avec Geneviève Pettersen sur QUB-Radio à propos des déclarations pro-syndicales de Joe Biden