On y apprend que ces derniers multiplient les commentaires dégradants tout en instaurant un climat de peur et de concurrence extrême entre les employés. Les gestionnaires ignoreraient des employés pendant des semaines à la suite de désaccords ou de conflits. Ces révélations s’ajoutent à celles de la salle de rédaction de TVA en septembre 2020 où perdurait également un tel climat toxique qui pousse de plus en plus de journalistes vers le surmenage ou la dépression.
Aucun « processus de conciliation-discussion » – c’est le terme employé par Radio-Canada Québec – ne réglera la donne. Non, pour réellement analyser et changer ces situations, il faut plutôt comprendre la mutation managériale causée par la montée du néolibéralisme depuis les années 1980 et ses conséquences sur la relation entre le capital et le travail.
Révolution managériale : la montée de la méritocratie
À la fin des années 1970, le capitalisme monopoliste est victime de multiples crises. « L’indiscipline » des travailleurs et des travailleuses, eux et elles qui se rassemblent de plus en plus dans diverses mobilisations collectives, est particulièrement pointée du doigt par la classe dominante qui réclame un retour à l’ordre (voir les analyses de Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable). Les solutions choisies sont entre autres la fin du plein-emploi, la flexibilisation-précarisation du travail et la montée de la finance.
Mais ces changements ne sont pas causés par la simple volonté des dominants, ils sont aussi réclamés par une partie de la nouvelle génération des travailleurs et des travailleuses des années 1980-1990, qui revendiquent plus d’autonomie sur leur lieu de travail. Une partie de ces jeunes sont donc séduits par le fait que le marché du travail devrait être considéré comme un « défi sportif ». C’en est fini de la concurrence entre les travailleurs et les patrons (déjà affaiblie par la mondialisation), désormais nous entrons dans le règne de la concurrence des travailleurs entre eux. C’est le nouveau règne de la méritocratie.
Voici comment des gestionnaires ont historiquement mis en place une méritocratie dans le monde du travail créatif et culturel. Prenez d’abord un groupe de jeunes passionnés et convainquez-les que le métier auquel ils aspirent n’est pas un travail mais bien une « vocation ». La culture populaire et les représentations hollywoodiennes ont probablement déjà fait une partie du travail. Ensuite, mettez-les au travail (jour, nuit et fin de semaine) mais assurez-vous de leur mentionner que l’entreprise ne retiendra que 10 % d’entre eux à la fin du processus d’essai.
Puis, quantifier quotidiennement leur performance grâce aux outils fournis par les plateformes algorithmiques, imposer des mécanismes de reddition de compte et publier régulièrement les résultats des meilleurs et des perdants. Répétez bien sûr souvent à vos jeunes pousses que des gens ont déjà réussi en rappelant les vedettes du métier ou en les invitant aux mises en scène des congrès professionnels. Puis choisissez ceux qui ont internalisé les attentes de productivité et placez-les près de vous en surveillance constante. Rappelez régulièrement que l’entreprise est une « grande famille » et que vous êtes, en tant que gestionnaires et patrons, « leurs amis ». Vous avez là la recette d’une parfaite discipline sur votre lieu de travail. C’est ce que la sociologie du journalisme a historiquement nommé le « conformisme par socialisation ». Vos employés ne sont plus des méchants syndicalistes mais bien des « petits soldats » qui n’attendent, eux aussi, qu’à monter les échelons. Et si les rejetons tombent malades, eh bien, c’est leur problème.
Le petit soldat du journalisme
La métaphore du « petit soldat du journalisme » (introduite par François Ruffin dans son livre Les Petits soldats du journalisme en 2003) est en effet la figure parfaite pour décrire le destin du travailleur ou de la travailleuse de l’information sous le néolibéralisme. Pour illustrer et en quelque sorte pousser plus loin cette image, je prendrai l’exemple d’une entrevue que j’ai effectuée avec le cadre d’un grand média pour la rédaction d’un article scientifique, présentement en évaluation, sur la souffrance au travail des journalistes québécois. Cet intervenant a été anonymisé pour le bien de ma recherche.
Mon entrevue avec ce gestionnaire portait sur le décalage entre les attentes des jeunes journalistes et la réalité vécue dans les salles de rédaction, une réalité monotone, décevante et bien souvent ponctuée de violence symbolique. Le gestionnaire était d’accord pour pointer du doigt un certain « travail d’usine » qui perdurait dans les médias, mais celui-ci mentionnait également qu’il existe toujours un « espoir » de percer. Comme il me l’explique : « N’importe qui qui rentre peut faire pendant plusieurs années toute sorte de tâches, et à moment donné il a de la chance, y’a des postes qui s’ouvrent et on obtient un poste qui nous permet d’évoluer et de sortir de cette condition un peu usine dont vous parlez ». Il faut donc se battre et croire à ses chances de s’élever.
Celui-ci poursuit son témoignage en prenant comme exemple un employé qui a « réussi » dans sa salle de rédaction.
« Prenez X. Il a [début trentaine]. Il est allé à l’UQAM. Fin de 2e année de bac, stagiaire ici à […]. Dès le premier jour, c’est moi qui l’a accueilli, c’était clair qu’il était particulièrement rapide et doué. Doué dans le contenu et dans l’agilité. Pi là y’a fait de tout, de la rédaction, toutes sortes d’affaires de surnuméraires, remplacer le soir, le week-end, etc. Et là il avait ce poste à […], il a postulé et il l’a eu. Pendant quatre ans, il a été là-bas, et il a tout fait. Il a maîtrisé les contenus, très très habilement, tous les formats et avec les réseaux sociaux, beaucoup d’initiatives. Très à sa place, c’est un low profile. Il ne prend pas de place. Il était naturellement créatif, et c’est comme s’ il était très doué et très travaillant. Pi y’a eu un poste a […], il a obtenu le poste. Mais lui c’est un surdoué. C’est un idéal ».
Surtout, sa capacité d’agir est en tout temps, et particulièrement à ses débuts, sous la loupe des gestionnaires. Un écart est vite sanctionné. Nous n’avons pas besoin de « militants » déclarait l’éditeur adjoint de La Presse Éric Trottier lors de sa retraite en novembre 2020, mais bien de chercheurs de la « vérité ».
Il serait très bien possible de remplacer le monde des médias par le monde militaire et nous aurions le même modèle du soldat parfait. Tu dois aller dans cette autre ville, vas-y. Tu dois faire cette autre tâche, fais-là. Travaille tout le temps, ne pense pas. Ne te révolte surtout pas. De quoi pourrais-tu te plaindre, une foule de jeunes serait prêt à prendre ta place n’importe quand. Quoi? Tu oses répondre? Nous ne t’adressons plus la parole et t’assignons à ces tâches humiliantes. Sentez-vous avec moi cet « idéal »?
Et c’est précisément la gestion néolibérale qui produit ce type de parcours ponctué d’autodiscipline et de sacrifice individuel. Nous ne sommes pas très loin des résultats de l’enquête sur le climat toxique sévissant à Radio-Canada Québec. À la fin de son enquête, le journaliste déclare : « Une phrase est revenue souvent durant les conversations: “Tout le monde a peur”. » La peur est l’émotion exacte qui découle de la gestion méritocratique du rapport salarial néolibéral. Et le seul moyen d’ébranler ces « régimes de terreur » est précisément de retrouver cette « indiscipline » constitutive des révoltes contre le travail des années 1960-1970, ou encore de développer d’autres relations sociales de propriété qui mettent à l’abri de cette concurrence délétère. Les exemples sont nombreux. À nous de les restituer.