Ses hurlements ont déchiré le silence de la nuit. J’étais dans mon lit. Et elle était une torche humaine courant, hurlant dans la rue. J’étais en sueur, j’avais oublié de respirer tant j’étais tétanisée.
Voir l’horreur de si près.
J’ai tenté de crier de toutes mes forces pour accompagner ses hurlements. Pour lui dire : je suis là, je suis témoin de ce qu’il t’a fait.
Elle criait des noms, ceux de ses voisines, de ses amies… Elle hurlait : « il m’a brûlée, il m’a brûlée ce salaud! »
J’avais 6 ans, et elle s’appelait Layla.
Je suis restée debout toutes les nuits suivantes de peur de refaire ce même cauchemar. Mais Layla est bel et bien partie. Elle est décédée quelques jours plus tard sur un lit d’hôpital laissant deux orphelins derrière elle.
On a écrit dans le journal que c’était un crime passionnel, que lui était sous l’effet de l’alcool et que l’incident était une bagarre de couple qui avait mal tourné…
Moi je n’avais pas compris cette nuit là ni toutes les nuits suivantes. Mes insomnies durant 30 ans ne sont jamais venues à bout de ce trauma et de cette incompréhension : comment peut-on en arriver là? Comment peut-on atteindre un tel paroxysme de la violence.
Brûler n’est pas simplement ôter la vie, c’est l’ultime acte de violence, c’est infliger une souffrance insoutenable, réduire en cendres le corps et estomper jusqu’au dernier trait de la personne. Et même si la personne survit, elle est à jamais défigurée et porte sur sa chair la trace indélébile de cette violence.
Plus tard à l’école, j’ai lu l’histoire des sorcières brûlées vives et je me suis dit que Layla devait être une sorcière elle aussi. En réalité, il m’a fallu 30 ans avant de savoir appeler cette acte criminel par son nom : féminicide
Il y a 6 ans, j’ai failli moi-même devenir un énième titre dans la section faits divers du journal. J’étais à l’époque avec un conjoint violent. On raconte souvent que les femmes violentées cultivent un syndrome de Stockholm avec le temps et restent de leur plein gré avec des copains ou des maris violents. Pour ma part, je n’ai pas arrêté de me défendre et de tenter de rompre le cycle. Je me défendais contre lui, mais aussi contre tout un système qui m’a fermé ses portes, qui a refusé de me porter secours à chaque fois que j’ai tenté de lancer l’alerte.
Pendant des années je me suis sentie seule au monde, j’ai cultivé la honte d’être une féministe en public et de partager le toit de mon agresseur au quotidien. Car oui, contrairement aux mythes qui occupent nos imaginaires, la violence ne s’abat pas sur nous dans une ruelle mal éclairée par les mains d’un parfait inconnu. Parfois on la vit au quotidien dans l’antre de son chez-soi. On est coincée par un contrat de mariage, un bail ou une hypothèque, des enfants… mais surtout par l’absence de lumière au bout du tunnel, par l’absence d’alternative.
La dernière fois qu’il m’a rouée de coups j’ai eu une telle haine de moi-même que j’ai ardemment souhaité mourir pour que tout s’arrête enfin. Mais Layla est apparue au fin fond de mon désespoir pour me prendre la main et m’aider à me relever. Elle m’a dit que je n’avais pas le droit de déclarer forfait : « Fais-le pour nous toutes, toute la lignée de femmes avant toi qui ont résisté et t’ont permis d’exister. Tu dois rester forte, guérir et offrir autre chose en legs à ta fille que la violence d’une autre tragédie. »
J’ai quitté cet ex violent malgré et contre tout : un système de justice qui m’a infantilisée et racialisée, une DPJ qui a failli m’enlever la garde de ma fille et un employeur qui m’a mise à la porte à cause de ma baisse de performance.
Certains diront que j’ai manqué de chance, mais en réalité mon histoire est d’une triste banalité. Elle se reproduit tous les jours des milliers de fois et elle continuera ainsi à l’exponentiel tant qu’on attendra des femmes de se défendre individuellement contre un système qui érige la violence en norme. Ma militance féministe ne m’a toujours pas permis d’avoir les réponses ou de trouver les outils pour desamorcer la fabrique de tyrans domestiques qui dans leur crise de la masculinité tentent d’affirmer leur pouvoir sur leurs femmes par des coups.
Je vous vois venir. Pas tous les hommes me direz-vous, peut-être… mais moi, je vous défie de me montrer une femme, une seule sur cette terre, qui n’a jamais vécu de violence de toute sa vie. Une seule femme qui ne souffre pas de stress à chaque fois que des pas s’approchent trop près d’elle à une heure tardive, une seule qui n’a jamais subi de gestes sexuels non consentis, une seule mère qui éleve ses filles sans la peur au ventre qu’elles se fassent maltraiter, abuser, violenter…
J’ai souvent entendu des personnes justifier la violence des hommes par la maladie mentale mais savez vous combien de femmes vivent avec un syndrome de stress post traumatique? Contrairement aux idées reçues, ce syndrome qu’on associe essentiellement aux anciens combattants touche deux fois plus de femmes que d’hommes selon des statistiques.
Des semaines comme la dernière sont particulièrement difficiles car chaque « fait divers » dans les nouvelles a l’effet d’un bus qui me rentre dedans.
Myriam et sa mère tuées à Sainte Sophie, le collectif « Dit son nom » qui se fait poursuivre par Jean-François Marquis pour avoir offert une plateforme de parole aux survivantes, Gilbert Rozon acquitté, Joyce Echaquan tuée par un système raciste qui était censé veiller à sa bonne santé… et j’en passe, sont autant de « faits divers » qui ne me laissent aucune trêve et me rappellent tous les jours que ma sécurité et mon intégrité en tant que femme ne comptent pas.
Combien de victimes encore faudra-t-il avant de vous alarmer? Combien de générations allons-nous encore sacrifier pour dire assez c’est assez?
En ce 8 mars je veux vous dire que je ne veux plus être ni forte, ni courageuse et encore moins résiliente. Je veux simplement ÊTRE.