Ma fille et moi, nous nous entendons bien, nous avons, comme on dit, une bonne relation. Je ne sais pas à quoi c’est dû, sinon en partie à une forme de chance, mais ce que je sais, c’est que j’essaye de l’écouter. On m’a souvent demandé comment je faisais, en tant que féministe, pour « élever » ma fille. On me l’a tellement souvent demandé que j’en ai fait un livre (Le monde est à toi), où je défais ce qui me semble un cliché : une mère féministe n’élève pas sa fille dans une sorte de secte. Notre maison n’est pas une église aux déesses du féminisme. J’irais jusqu’à dire que le discours féministe est apparu récemment, c’est-à-dire au moment où elle s’est mise à s’y intéresser en discutant avec ses ami.es. Maintenant, quand nous discutons ensemble de féminisme, elle m’écoute, bien sûr, mais c’est surtout moi qui l’écoute. C’est surtout moi qui essaie d’attraper ce qu’elle dit, où elle se situe, comment elle réfléchit au monde dans lequel on vit. Et parfois, elle me reprend, elle saisit au vol un mot, une phrase, une idée, pour les remodeler, les utiliser, les faire signifier aujourd’hui.

J’aime ma fille, ça va de soi. Mais j’aime aussi les jeunes qu’elle représente, les jeunes avec qui elle traine, celles et ceux qui venaient à la maison (jusqu’à ce que la pandémie interdise cette communauté improvisée), celles et ceux que je vois à l’écran et avec qui je l’entends parler, rire, chanter. On m’a souvent dit, au fil des ans : « C’est parce que tu es professeure que tu es si proche de ta fille et des jeunes de son âge. C’est parce que tu les fréquentes que tu les comprends ». Oui, c’est vrai, parce que mes étudiant.es ont toujours le même âge, alors que moi, je vieillis. Mais il y a plus. On peut fréquenter des « jeunes » et continuer à être vieille/vieux. On peut enseigner à des jeunes toute sa vie d’adulte (comme c’est mon cas – j’enseigne depuis l’âge de 22 ans, si j’inclus les années d’enseignement comme chargée de cours pendant mon doctorat) et refuser de les écouter. Alors que notre rôle, est-ce que ce n’est pas, justement, celui-là?

On n’enseigne pas aujourd’hui ni les mêmes livres, concepts, notions qu’avant, et on n’enseigne pas de la même façon.

L’université existe depuis le Moyen ge – s’il fallait enseigner aujourd’hui comme à ce moment-là, nous serions tous prosterné.es et n’enseignerions que ce qui a à voir avec la religion. La série d’articles publiés par Isabelle Hachey au cours des dernières semaines ont, d’ailleurs, donné l’impression d’une croisade. Une croisade contre les étudiant.es, justement, contre les jeunes, contre ceux qu’on se plait désormais à qualifier de « woke » – terme qui veut dire « éveillé », mot vidé de son sens et devenu une caricature, une insulte –, des jeunes qui formeraient une sorte d’armée avançant sur l’université pour empêcher les professeur.es de parler. De choisir quels livres enseigner. Et surtout : d’employer certains mots.

Les exemples sont triés sur le volet, qu’il s’agisse des témoignages de professeur.es cités ou des témoignages d’étudiant.es ajoutés pour, semble-t-il, donner l’impression que « ce qui se passe est vrai ». Mais j’ai envie de répliquer ceci, aujourd’hui : 1) sur l’ensemble des cours donnés dans les universités montréalaises (ne parlons que de celles-là pour l’instant, puisqu’elles semblent au cœur du « problème »), combien de cas problèmes? 2) à quoi tient-on, comme société, si on se place, collectivement, contre des étudiant.es qui demandent qu’on cesse d’utiliser, avec désinvolture, des mots qui blessent vraiment? 3) pourquoi s’évertuer à braquer le projecteur sur « ce qui va mal » au lieu de montrer ce qui marche? 4) qui sont les « rois » et les « reines », ici? Les jeunes, vraiment? Ces jeunes qui travaillent à temps plein pour pouvoir payer leurs études puisque la scolarité n’est pas gratuite? Ces jeunes qui, du moins à l’UQAM, sont souvent les premiers et premières de leur famille à mettre le pied à l’université? Ces jeunes qui se trouvent devant un avenir pour le moins sombre étant donné l’incapacité de nos gouvernements à agir, un tant soit peu, contre le réchauffement climatique? Ces jeunes qui sont nombreux et nombreuses à ne pas vouloir d’enfant justement parce que l’avenir est obscur? Ce sont eux et elles, les « enfants-rois »? Ces terreurs qui avancent en masse sur nos universités?

J’ai honte, en ce moment. J’ai honte quand je lis tant de méchancetés contre cette génération.

J’ai honte qu’on se moque de leurs soucis et de leurs intérêts. J’ai honte qu’on soit prêt à leur faire du mal, sans scrupules, sous prétexte qu’il faut à tout prix protéger la « liberté académique », c’est-à-dire la liberté des enseignant.es. J’ai eu honte, la fin de semaine dernière, quand, lisant le livre paru tout récemment d’un auteur que je respecte infiniment, je suis tombée sur une phrase qui contenait le mot en n. Une phrase où le mot en n. servait une comparaison qui m’a donné mal au cœur. J’ai montré le passage à ma fille, elle m’a regardée, effarée. Et elle m’a dit : « Ça sert à quoi, d’écrire ça? »

Aujourd’hui, je garde sa question : ça servait à quoi de publier cette série d’articles? Fragiliser les rapports entre les professeur.es et les étudiant.es dans nos universités? Mettre à mal les sciences humaines, les sciences sociales, et surtout les lettres et les arts à l’université? Faire la part belle aux intérêts économiques qui n’attendent que ça pour entrer dans nos salles de classe et vraiment mettre en péril la liberté académique?

Aujourd’hui, ma fille a dix-huit ans. Et je continue à choisir d’être non seulement à ses côtés, mais de son côté, et du côté de mes jeunes étudiant.es. Parce que, malgré tout, l’avenir leur appartient. Et je choisis de leur faire confiance.