Alors que l’identification par la victime découlait d’une déduction, M. Flores, employé d’entretien chez Postes Canada, avait pourtant signé, le jour de l’agression, une déclaration affirmant qu’il était témoin de la scène du crime et que M. Camara n’était pas impliqué dans celle-ci. L’ironie du sort : tous ces faits se sont déroulés durant la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine et à l’aube du Mois de l’histoire des Noirs.

On est donc en droit de s’interroger sur le rôle que le racisme anti noir a joué dans cette affaire. Il est difficile, voire impossible, de rester silencieux.

La judiciarisation de M Camara n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, les événements de « Central Park Five », inspiration de la série When They See Us, où les accusés noirs ont crié leur innocence en vain.

Outre la question de savoir si le profilage racial a joué un rôle dans cette enquête, nous devons nous interroger sur les effets de la vision tunnel. Cette vision agit comme « […] un filtre inconscient de la preuve qui permettra de « monter un dossier » contre un suspect, tout en écartant, négligeant ou en supprimant des éléments de preuve tendant à innocenter ce même suspect ». Elle touche tous les intervenants judiciaires, dont les policiers et les procureurs de la Couronne, en leur permettant de fonder leurs décisions sur des raccourcis mentaux. Le « préjugé de confirmation » fait partie des mécanismes qui sous-tendent cette vision en renforçant une perception tronquée de la réalité. Sans compter que les préjugés, conscients ou non, s’infiltrent dans l’interprétation des faits et de la preuve. C’est ainsi que le racisme implicite et systémique entre en jeu, mettant en péril la notion de présomption d’innocence, principe fondamental en vertu de la primauté du droit.

Panique morale et pressions institutionnelles renforçant la vision tunnel

Alors que la victime du crime est un policier, lorsque les enquêtes policières visent des personnes noires, racisées, marginalisées ou autochtones, cela peut mener à une certaine panique morale qui met en péril toute réflexion rationnelle. Lorsqu’un incident se produit, ces personnes se voient attribuer arbitrairement la responsabilité des torts. Ces personnes étant socialement marginalisées et stigmatisées, la société et les institutions se mobilisent facilement contre elles. À plus forte raison, lorsque les policiers sont soumis aux pressions médiatiques ou institutionnelles portées par les demandes du public, qui requièrent l’identification rapide d’un suspect. Cela a pour effet de renforcer la vision tunnel. On est à même de constater l’importance des garanties procédurales et institutionnelles lors de l’enquête et du dépôt des accusations.

Rappelons que le procureur de la Couronne exerce un rôle quasi judiciaire, qui lui impose de rechercher la vérité et non d’obtenir une condamnation. L’utilisation pondérée du pouvoir discrétionnaire est donc au cœur du système de justice pénale.

Or, les procureurs ne sont à l’abri ni de la panique morale, ni des pressions institutionnelles, ni de la vision tunnel.

L’histoire judiciaire nous apprend que cette vision a eu des effets dévastateurs dans plusieurs cas ayant mené à des commissions d’enquête dans les dossiers de condamnations injustifiées de Donald Marshall Jr l, Guy-Paul Morin, David Milgaard, Thomas Sophonow et James Driskell, personnes racisées (Autochtones). Dans ces dossiers, tous les procureurs de la Couronne étaient pourtant des avocats expérimentés.

Fait d’autant plus inquiétant, la Cour suprême du Canada a reconnu à maintes reprises la présence du racisme à l’endroit des personnes noires et Autochtones au sein de la société et du système de justice pénale. L’expérience des procureurs de la Couronne et le fait qu’ils occupent une haute position hiérarchique ne permettent pas d’inférer qu’ils comprennent le racisme systémique et ne les préservent pas des œillères de la vision tunnel.

En 1989, la Commission royale d’enquête dans le dossier Donald Marshall Jr., un Autochtone condamné à tort pour un meurtre, avait conclu que l’enquête policière semblait avoir pour but de rechercher uniquement des éléments de preuve inculpatoire sur le meurtre et d’écarter l’ensemble des autres preuves disculpatoires. Les trois commissaires avaient conclu qu’une des raisons pour lesquelles Donald Marshall Jr. avait été reconnu coupable et avait passé onze ans en prison pour un crime qu’il n’a pas commis, c’est parce qu’il était un « Indien ».

Il faut donc que les procureurs et les policiers fassent preuve de vigilance et qu’ils agissent avec précaution afin d’éliminer les effets de la panique morale, les pressions institutionnelles ainsi que la vision tunnel, vision qui fait partie des motifs principaux de dépôt d’accusations injustifiées, surtout lorsqu’on est face à des personnes racisées.

Une enquête pour que cela ne se reproduise plus jamais

Le juge Dionne de la Cour supérieure s’est vu donner le mandat « de valider la pertinence des actions prises par les policiers en fonction du cadre légal et des pratiques reconnues en la matière. Il sera chargé de produire un rapport qui devra contenir certaines recommandations à mettre en œuvre afin d’éviter qu’une telle situation ne se reproduise. »

Dans l’analyse de l’enquête qui a été menée, plusieurs questions se posent, notamment : pourquoi les policiers du même corps policier ont-ils fait enquête sur des infractions graves commises à l’encontre d’un des leurs? Pourquoi ne pas l’avoir référée à un autre corps policier? Quelles mesures ont été prises pour éviter la vision tunnel dans un contexte dans lequel elle s’est historiquement manifestée? Quelles mesures ont été prises pour contrôler les effets de la panique morale? Le contexte social de l’arrondissement de Villeray–St-Michel–Parc-Extension a-t-il joué un rôle dans leur décision? Quelles sont les relations des policiers avec la population noire, racisée, migrante et pauvre de cet arrondissement? Y existe-t-il de la sur-surveillance policière? Quelles sont les conséquences du racisme systémique dans les interactions des corps de police avec les citoyens? Sur quelles bases les accusations contre M. Camara ont-elles été portées par la Direction des poursuites criminelles et pénales?

En 1995, la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario a enquêté notamment sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans les affaires criminelles.

Elle a constaté que les groupes racisés sont discriminés par les institutions pénales, et ce dès leur premier contact avec les forces de l’ordre.

Cette situation ne se limite pas aux forces de l’ordre, elle se manifeste dans tout le système de justice pénale. La Commission a conclu que pour assurer l’égalité raciale dans l’administration de la justice, des réformes doivent être entreprises quant à la formation du personnel de la justice sur l’antiracisme; quant à l’emploi de personnes racisées dans l’administration de la justice; quant à la participation de personnes racisées à l’élaboration des politiques relatives à la justice; quant au contrôle des pratiques pour détecter tout signe d’inégalité raciale.

L’enquête qui sera menée sur l’affaire Camara doit tenir compte des constats et des enseignements de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario, qui sont toujours d’actualité. Il est crucial de s’en inspirer afin de maintenir la confiance du public dans le système de justice et voir la lumière au bout du tunnel.

Me Tamara Thermitus, Ad.E, Mérite du Barreau (2011), a négocié le mandat de la Commission-vérité et réconciliation du Canada.