Cause possible no 1 : une source naturelle

Selon un article de Science et vie, il existe une tendance humaine à sous-estimer les inégalités. Elle est due à un biais de notre cerveau.

Le même article livre un exemple de sous-estimation. Les chercheurs Vladimir Gimpelson, économiste du Centre d’étude sur le marché du travail à Moscou, et Michael Norton, économiste de la Harvard Business School, ont sondé 5 000 États-Uniens. Leur but était de connaître les perceptions concernant l’écart de rémunération entre des ouvriers non qualifiés et des dirigeants d’entreprises. Les répondants croyaient que ces patrons gagnaient 30 fois plus, bien que ce soit en réalité 354 fois plus!

Cause possible no 2 : une pernicieuse habitude culturelle

En outre, il existe aussi des «discours de justification» et des « stratégies de blâme des victimes », deux expressions empruntées à Patrick Turmel.

Ce sont des fins de non-recevoir efficaces par lesquelles leurs auteurs s’autorisent à faire la sourde oreille à toute idée de combattre les inégalités. Cela peut être vu comme un second facteur d’inertie. C’est qu’il correspond à une habitude collective, à une tendance culturelle. Autrement dit, une attitude collective socialement généralisée dans une partie significative de la population.

Des exemples de discours de justification et de stratégies de blâme se retrouvent parmi ces cinq croyances liées à la pauvreté :

  1. les pauvres sont paresseux (blâme),

  2. du travail est disponible pour eux (justification),

  3. ils se font énormément aider (mi-justification, mi-blâme),

  4. alors, ils ne veulent tout simplement pas travailler (blâme),

  5. ils abusent du système (blâme).

L’article qui les rapporte donne en exemple les prestations d’assistance sociale du Nouveau-Brunswick, qui se situent largement sous le seuil de pauvreté. Au Québec, elles sont « trois fois inférieures au seuil de pauvreté et [ne sont pas] indexées », selon la Table d’action contre l’appauvrissement de l’Estrie.

Les pauvres ne se font donc pas énormément aider.

Dans la même veine, au plus fort de la première vague de la pandémie, on pouvait lire ceci dans le Journal de Montréal, le 24 avril 2020 :

La prestation [d’urgence] offerte aux étudiants de niveau postsecondaire est la cible de plusieurs attaques du côté du Québec. De nombreux intervenants, comme l’Union des producteurs agricoles, craignent que des étudiants choisissent d’empocher les 1 250 $ plutôt que de travailler dans des secteurs qui ont un besoin criant de main-d’œuvre.

Ce genre de blâmes, à l’effet que tout bénéficiaire d’aides sociales ne veut pas travailler, sous-entendant par paresse, est fort tenace.

La réalité est tout autre, selon Pierre-Paul Biron et Magalie Lapointe : les étudiants travaillent, et de plus en plus jeunes. En outre, ce sont plutôt les études qui sont écartées au profit du travail, que l’inverse. Au point que le décrochage scolaire est davantage à craindre.

Les étudiants ne sont donc ni paresseux ni réfractaires au travail.

Réduire les inégalités : un impératif de justice et de dignité

Pourquoi nous donner la peine de diminuer les inégalités? C’est qu’elles recèlent de véritables drames humains…

Ainsi, les personnes en situation de pauvreté subissent des privations matérielles ou affectives qui ne leur permettent pas de s’épanouir et de bénéficier de leurs droits, d’après l’Unicef.
Les personnes âgées dans les CHSLD du Québec (et dans d’autres résidences pour personnes âgées de par le monde) ont subi un sort dramatique durant la crise de la Covid-19. La Dr Geneviève Dechêne a déploré ceci : « Dans les résidences privées, il y a des vieillards qui grelottent de fièvre et qui ne mangent et ne boivent plus ». Or, cette situation qui soulève l’indignation tient à des problèmes négligés et accumulés de longue date.

Le phénomène des résidences pour aînés a été galvanisé par des promesses d’y vivre comme à l’hôtel. Pourtant, il s’agit plutôt d’« [u]ne mort sociale dans des ghettos dorés bien à l’abri des regards d’une société indifférente et complice ». C’est ce que déclarait en 2016 Dr Réjean Hébert, médecin gériatre et ancien ministre de la Santé au Québec, dans son article Les vieux se cachent pour mourir. « Alors qu’on sait que les aînés souhaitent vivre dans leur domicile le plus longtemps possible », a-t-il rappelé.

D’un autre point de vue, la discrimination envers les personnes racisées a rejailli dans la mouvance du meurtre de George Floyd. Celui-ci est survenu le 25 mai 2020 des suites d’une arrestation policière brutale. La tragédie a soulevé des manifestations, d’abord aux États-Unis, trouvant vite écho dans maints endroits dans le monde. Un éveil a émergé : [les noirs subissent plus les inégalités, ils sont surreprésentés dans les prisons et la pandémie les a particulièrement affectés] (https://www.lefigaro.fr/international/ce-que-disent-les-statistiques-ethniques-des-inegalites-aux-etats-unis-20200604). En outre s’est ouverte une certaine conscience que ces réalités sont propres à toutes les minorités visibles et que la situation est mondiale.

Être vulnérable est passible d’entraîner l’exclusion sociale.

Or, quand cette dernière s’associe à la pauvreté, il s’ensuit « des possibilités limitées pour les individus […] de maintenir leur autonomie économique, tout en affectant l’intégrité de leur identité sociale, leur santé, leur éducation, leur participation au marché du travail ainsi qu’aux réseaux de relations sociales et familiales. Ces conséquences peuvent à leur tour entraver la sortie de pauvreté », affirme la Table d’action contre l’appauvrissement de l’Estrie.

C’est un cercle vicieux.

Farcir nos esprits de faux prétextes justifiant l’absence d’aide à personnes en besoin, blâmer à répétition celles-ci, développe l’impression de nous trouver du bon côté et de valoir plus. L’expérience de ceux qui se situent du mauvais côté est tout autre. Ils sont rejetés et dépréciés, ce qui engendre une cuisante perte d’estime d’eux-mêmes.

Pourquoi persistons-nous à ne pas réagir?

Les choses bougent quand un consensus social suffisamment puissant se forme. Une masse critique doit reconnaître l’engrenage social destructeur des inégalités. Elle doit également fournir les efforts nécessaires pour corriger les fausses croyances et perceptions erronées en circulation. Enfin, pour sceller la réussite, ceux qui tirent profit des inégalités doivent se rallier au lieu de résister.

Objecter que cette proposition est moralisatrice tiendrait hélas d’un discours de justification. Il est peut-être temps de quitter nos attitudes défensives et d’assumer courageusement nos responsabilités collectives.

Si les choses changent enfin, beaucoup moins de gens subiront les injustices inhérentes aux inégalités, et leur accentuation en période de crise, telle la présente pandémie. Cette fois, allons-nous réagir ou nous abstenir encore?

Chantal Demers, M. A.