J’étais alors au secondaire. À l’époque, j’ai passé au moins une semaine à pleurer devant les images qui tournaient en boucle à LCN, TVA et Radio-Canada, et j’en passe, impuissante.

Mon école organise alors une collecte de fonds pour « aider » le pays de mes ancêtres. Je me souviendrai toujours du commentaire m’étant adressé, non sollicité, d’un de mes collègues de classe, originaire d’Amérique latine. Ça se résumait grosso modo à : « C’est normal qu’Haïti ait autant de problèmes. C’est un pays pauvre qui doit arriver dans la modernité ». Je suis demeurée silencieuse. Un silence plein. Sans avoir les connaissances ou les mots que je possède aujourd’hui, je savais au fond de moi que ce que je venais d’entendre, c’était du grand n’importe quoi.

Une couverture médiatique biaisée et une histoire oubliée

Plusieurs années plus tard, le Journal de Montréal titre un reportage en plusieurs parties intitulées « Haiti peyi madichon » qui signifie « pays maudit » en créole haïtien. Encore une fois, sans être une experte, mon coeur me disait que ce titre était franchement trompeur.

Le 16 janvier 2021, l’agence QMI publiait un rectificatif et des excuses (sous le vent des critiques) après avoir faussement insinué qu’un avion en provenance de Port-au-Prince était rempli de passagers contaminés à la COVID-19. Une controverse similaire a également éclaté après une chronique de Christian Rioux dans Le Devoir en juillet dernier pour laquelle des membres de la communauté haïtienne se sont mobilisés pour dénoncer une image fallacieuse du pays de mes ancêtres et de l’identité des personnes d’origine haïtienne.

La première personne qui m’a parlé de la Révolution haïtienne dans un contexte éducatif au Québec, c’est l’historienne, autrice, et militante trans originaire de l’Ontario, Morgan M. Page. C’est l’une des premières choses qu’elle m’a dites du tac au tac à l’École de travail social de l’Université McGill, où nous étions collègues de classe, et ce, avec beaucoup d’enthousiasme. Morgan semblait même en savoir davantage que moi sur le sujet. Pour qu’une personne connaisse cette histoire en n’étant pas d’origine haïtienne, il faut avoir un intérêt, une grande ouverture d’esprit et une curiosité naturelle pour la différence.

Au Québec, la couverture médiatique d’Haïti se résume essentiellement en des propos tantôt misérabilistes, tantôt analogues au complexe du sauveur blanc si elle n’est pas carrément absente des livres d’histoire.

Pourtant, le Québec comporte une population importante de personnes d’origine haïtienne. À une certaine époque, le narratif dominant était de considérer les haïtiens comme une « famille », tel qu’expliqué dans l’ouvrage A Place in the Sun: Haiti, Haitians and the Remaking of Quebec par Sean Mills, professeur d’histoire à l’Université de Toronto. Une famille qui a été partie prenante de la construction du Québec moderne, même si ce narratif a aujourd’hui changé par la couverture médiatique d’Haïti.

Nou pap fè silans (nous ne nous tairons pas)

En février 2010, la Canadienne Julia Garfield, Ph.D. qui étudie alors à l’Université Duke découvre la Déclaration d’indépendance d’Haïti dans des archives londoniennes. Celle-ci est titrée Liberté ou la mort. Dans une entrevue à Radio-Canada en mars 2020, le professeur d’histoire à l’Université de Sherbrooke Jean-Pierre Le Glaunec, Ph.D. explique que cette Révolution était radicale dans le sens « d’aller à la racine de », et ce, avec raison. C’était une révolution à part entière, non comparable. La révolution de l’impensable. La révolution de celles et ceux qui n’ont plus rien à perdre. La dignité ou la mort.

Le sociologue haïtien Jean-Claude Icart écrivait en 2004 dans la revue d’histoire Cap-aux-Diamants que « [c]ette révolution haïtienne de 1804 fait écho aux révolutions américaine et française, qui l’ont précédée et se sont déroulées sous l’étendard des droits humains, mais, ayant échoué sur la question de l’universalité des droits, ont été incapables de relever le défi de l’autre, le défi de la différence. »

Justice pour tous ou justice nulle part

Pour le peuple haïtien, aucun Noir ne pouvait être esclave, peu importe sa provenance géographique. Il fallait que nous soyons tous.tes libres. Ainsi, la Révolution haïtienne constitue la première révolte d’esclaves réussie de l’histoire moderne faisant d’Haïti le premier état noir. C’était aussi une révolution féministe considérant le rôle très important des femmes dans celle-ci. C’était après la bataille de Vertières du 18 novembre 1803. « Vertières » est un mot qui a été introduit pour la première fois dans le dictionnaire français par l’écrivain Dany Laferrière, après son entrée à l’Académie française, juste sous le mot « Victoire ». Lorsqu’on se met à critiquer la « novlangue », il faut aussi se rappeler que même le dictionnaire est un espace politique et non neutre et objectif.

On comprend donc que les droits humains, l’anticolonialisme, la justice sociale, l’antiracisme, ce sont des idéaux et des concepts qui émanent de la Révolution haïtienne. On peut aussi comprendre que le Québec, même s’il n’aime pas trop le dire à voix haute, s’est inspiré du peuple haïtien pour son propre combat pour la souveraineté et la préservation de sa culture et de la langue française.

Le peuple haitien, même s’il a payé un très fort prix pour son indépendance, est en réalité, un peuple de visionnaires. À la racine.

Haïti était un symbole très fort, tellement fort, qu’il fallait l’étouffer, par crainte qu’il devienne une grande source d’inspiration pour tous les peuples en position de subordination à travers le monde. C’est pour ça que l’étoile de la Révolution haïtienne s’est fanée. Parce que de nombreux pays occidentaux se sont ingérés dans sa gouvernance sans réellement chercher à réparer les pots cassés. C’est pour ça qu’on voit la situation actuelle avec le président Jovenel Moïse qui a dû s’expliquer aux Nations Unies en raison de son refus d’abdiquer le pouvoir. D’ailleurs, de nombreuses voix s’élèvent pour demander au Canada d’arrêter de le soutenir tant ici qu’ailleurs. Haïti a bien évidemment ses responsabilités, me direz-vous. Ce n’est pas faux. Mais il faut comprendre ce contexte historique, politique et social pour comprendre le présent, pressentir l’avenir et avoir de la compassion pour cette crainte des miens face à un possible retour d’un régime duvaliériste ou l’inertie d’un régime qui n’est jamais vraiment parti.

C’est pour ça aussi que l’on voit des militantes et organisations féministes haïtiennes qui se mobilisent depuis le début du XXe siècle, en scandant « Nou pap fè silans » (nous ne nous tairons pas) afin de se lutter contre les violences faites aux femmes, les enlèvements et les assassinats comme celui de la jeune Evelyne Sincère survenu l’an dernier.

Les idéaux de mes ancêtres dans le subconscient

Toutes les fois que l’on m’accuse d’être une « fausse haïtienne » ou que l’on remet en question mon sentiment d’appartenance à Haïti parce que je suis née et que j’ai grandi au Canada, je souris en coin. La justice sociale, les droits humains, l’équité et l’égalité, c’est dans mon ADN depuis le premier jour de ma naissance. Je suis, à bien des égards, davantage haïtienne que québécoise. Je suis souvent en déroute devant les mœurs bien ancrées et normalisées de la société occidentale, capitaliste et de compétition que je ne comprends pas et que j’accepte sans réellement accepter. Je porte les idéaux de mes ancêtres tous les jours de ma vie. Ce n’est que récemment que j’en ai pris conscience. La justicière en moi qui s’interposait physiquement lorsque des enfants victimes d’intimidation se faisaient battre dans la cour d’école. Même si ça impliquait que je reçoive aussi des coups.

Lorsque je rentre dans un espace de pouvoir, je trouve très problématique d’être en minorité ou la première ou la seule. Mon premier réflexe est toujours de me demander « Où sont les Noir.es? ». Lorsque je ne vois pas de personnes noires, je me sens en danger, bien malgré moi, et indépendamment des bonnes intentions – dont souvent je ne doute pas – des personnes qui m’entourent.

Lorsque des Noir.Es, particulièrement s’ils sont d’origine haïtienne, entrent dans un espace de pouvoir et sont parvenus à sortir du mode survie – psychologique et/ou matériel –, il est important qu’on se rappelle les idéaux de nos ancêtres : ceux de la liberté et de l’égalité pour tout.es.

Il n’y a rien de plus triste que d’être au sommet d’une pyramide entièrement seul. À vrai dire, c’est une prison de verre.

Il y a de la place pour chacun et chacune d’entre nous au soleil.
On n’est jamais dans l’ombre de quelqu’un.
On est toujours dans sa lumière.

Et comme le disait si bien le père d’une connaissance qui est décédé récemment : il faut de nombreuses étoiles dans le ciel pour que celui-ci puisse briller.