À Port-au-Prince, l’insécurité bat son plein ces derniers jours en raison d’une crise politique majeure qui sévit depuis 2018. Des jours de grève ont eu lieu et plusieurs manifestations se sont intensifiées à l’approche d’une date critique; celle du 7 février. Selon l’opposition politique et la justice haïtienne [le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire], ce jour marquait la fin du mandat du président Jovenel Moïse. Or, le principal intéressé affirme qu’il lui reste un an au pouvoir (voir encadré Crise de légitimité). Il a aussi déclaré, ce même jour-là, avoir été victime d’une tentative de «coup d’État» (voir encadré Coup d’État ou coup monté?).

Crise de légitimité
La durée du mandat du président Jovenel Moïse est contestée par l’opposition politique et plusieurs organisations de la société civile, dont l’Église et la Fédération des barreaux d’Haïti, de même que le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Ils estiment que le mandat du président est arrivé à terme le 7 février dernier.
Cette contestation provient du fait que Jovenel Moïse avait été élu pour cinq ans lors d’une élection annulée pour fraudes, à la fin 2015. Il a finalement été réélu un an plus tard, en novembre 2016, dans un scrutin où le taux de participation était d’à peine 20%. Ayant prêté serment le 7 février 2017, il estime que son mandat a officiellement débuté à partir de cette date.
Jovenel Moïse a toutefois un calcul différent. «Mon administration a reçu du peuple haïtien un mandat constitutionnel de 60 mois. Nous en avons épuisé 48. Les 12 prochains mois seront consacrés à la réforme du secteur de l’énergie, la réalisation du référendum et l’organisation des élections», a-t-il déclaré sur Twitter le 7 février dernier. Un article de la Constitution est justement au cœur de cette controverse qui pourra difficilement prendre fin, car il n’y a pas de Conseil constitutionnel pour trancher sur la question.
Par ailleurs, depuis janvier, le pays n’a plus de parlement fonctionnel. Les mandats de la quasi-totalité des parlementaires se sont terminés et les élections législatives n’ont pu être organisées en novembre dernier en raison de nombreux désaccords. Cette situation permet donc au président de gouverner par décret, ce qui fait craindre «une dérive dictatoriale» à bien des organisations de la société civile. Le 22 février, la France s’est montrée inquiète lors d’une session virtuelle du Conseil de sécurité des Nations Unies concernant la politique de décrets du président Moïse. Il a promis d’en faire un «usage limité», alors que la représentante Nathalie Estival-Broadhust a plutôt recommandé de mettre fin à cette pratique. «Je l’ai dit sans ambiguïté, cette situation n’est pas tenable sur le long terme», a-t-elle affirmé. Cette dernière estime toutefois que les élections prévues cet automne sont de bon augure. «Encore faut-il que ces scrutins contribuent à une sortie de crise et ne rajoutent pas à la confusion actuelle», a ajouté Mme Estival-Broadhust.

Cette journée s’annonçait donc particulièrement agitée. Et pour donner le ton, plusieurs protestations sonores, appelées «bat tenèb» (battre les ténèbres) ainsi que des rafales de tirs ont été entendues la veille, notamment dans le quartier populaire de Solino (voir encadré La voix du peuple et l’extrait audio). Or, le dimanche tant redouté venu, ce fut relativement calme, mis à part quelques échauffourées entre manifestants et policiers. Les rues du centre-ville étaient pratiquement désertes. Quelques motos et rares véhicules circulaient, mais sans plus. La plupart des commerces sont restés fermés. Le même scénario s’est répété les 8 et 9 février, paralysant aussi les activités scolaires et institutionnelles.
Si certains mouvements de protestation sont annoncés d’avance, d’autres peuvent survenir de manière spontanée.

Dans ce climat d’insécurité et d’incertitude constantes, la population demeure sur un pied d’alerte. «Veye anwo, veye anba (veiller en haut, veiller en bas)», lance Dymitri André, entraîneur privé à Port-au-Prince. Cette expression populaire résume l’inquiétude qu’il vit au quotidien.

«On se sent beaucoup plus en sécurité lorsqu’on est chez soi, poursuit-il. On ne peut pas sortir comme avant; passer chez un ami ou aller manger quelque chose. Lorsqu’on doit sortir, pour travailler ou faire des courses, on veut rapidement retourner à la maison».

L’institutrice Huguette Alexis avait l’habitude de marcher en fin de journée, de l’école vers la maison. Mais depuis les épisodes de «peyi lòk» (pays bloqué – voir encadré Le pourquoi des Peyi lòk), en 2018 et en 2019, elle ne prend plus le «risque» de parcourir cette distance à pied. «Je trouve ça difficile. C’est vraiment difficile [la situation politique]. Ça me faisait du bien de marcher. Je marche le matin pour aller travailler, mais j’évite le soir», se désole-t-elle. Lors des jours de grève et de turbulences, elle s’est tout de même rendue au travail pour accueillir les quelques élèves qui ont pu se déplacer avec leurs parents.

Coup d’État ou coup monté?
Dans la matinée du 7 février dernier, le président Jovenel Moïse a dénoncé un complot visant son arrestation, son éviction de la présidence et aussi son assassinat. Au total, 23 personnes ont été arrêtées, dont un juge à la Cour de cassation -relâché quatre jours plus tard- et une inspectrice générale de la police, toujours détenue au moment d’écrire ces lignes. La police haïtienne affirme avoir saisi de l’argent et des armes, notamment deux fusils d’assaut, un mini Uzi (pistolet-mitrailleur semi-automatique), trois pistolets 9 mm et plusieurs machettes.
«Je remercie le responsable de ma sécurité au palais. Le rêve de ces gens était d’attenter à ma vie. Grâce au bon dieu, nous n’avons pas vu ça. Ce plan a été avorté», a déclaré le président haïtien.
L’opposition politique a vivement rejeté ce scénario. «On ne réalise pas un coup d’État avec deux pistolets, trois ou quatre fusils», a commenté à l’AFP André Michel, avocat et leader de l’opposition à la journaliste Amélie Baron, de l’AFP. Par ailleurs, les images qui circulent sur les réseaux sociaux montrent l’arrestation de personnes âgées et la saisie d’armes particulièrement rouillées. Pour plusieurs internautes, cela remet en doute la thèse présentée par les autorités.

Kidnappings

Au-delà des manifestations, les cas de kidnapping se sont multipliés et ont contribué au climat d’insécurité depuis septembre dernier. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la plupart des enlèvements, souvent contre rançons et opérés par des gangs armés, ne se font pas une fois la nuit tombée, mais plutôt en plein jour.

Un cas en particulier a fortement ébranlé les Haïtiens. En octobre dernier, Evelyne Sincère, 22 ans, a été enlevée puis retrouvée sans vie sur un amas de déchets, trois jours plus tard. L’un des ravisseurs, Obed Joseph, alias «Kiki» du gang G9, a avoué à la police avoir eu une relation amoureuse avec la victime.

Joseph a procédé à son enlèvement avec deux autres complices et ont exigé une rançon de 15 000 gourdes (261,50 $CAN) à la famille, selon le quotidien francophone Le Nouvelliste d’Haïti. N’ayant pas obtenu la somme d’argent réclamée, les malfaiteurs ont empoisonné, puis tué la victime. Ils font tous face à des accusations de séquestration, de viol et d’homicide. À l’heure actuelle, les trois malfrats sont incarcérés, mais la justice n’a pas encore communiqué de décision dans cette affaire.

Le pourquoi des «peyi lòk»
« Peyi lòk » (pays bloqué) est un terme utilisé par la population pour désigner les mouvements contestataires qui ont paralysé la circulation à travers le pays et alimenté le climat d’insécurité pendant plusieurs jours en 2018 et des semaines entières en 2019, afin d’exiger le départ de Jovenel Moïse. Les écoles, les commerces, les banques et plusieurs institutions sont restés fermés sur de longues périodes. La population avait donc déjà vécu des épisodes de confinement, et ce, bien avant l’arrivée de la COVID-19.
Les 6 et 7 juillet 2018, le gouvernement avait annoncé l’augmentation des prix de l’essence de 38 %, du diesel de 47 % et du kérosène de 51 %. Cette décision découlait d’un accord signé avec le Fonds monétaire international (FMI) qui impliquait l’arrêt de la subvention des produits pétroliers. Cela avait provoqué de violentes manifestations, alors que la majorité de la population fait face à une pauvreté extrême. L’État est rapidement revenu sur sa décision, calmant ainsi la révolte populaire.
La colère a refait surface en octobre et novembre 2018. Une mobilisation sur les réseaux sociaux pour exiger des comptes sur l’utilisation des fonds du programme PetroCaribe (aide du Venezuela pour le développement d’Haïti) a provoqué de nombreuses manifestations et des blocages de routes. Face à la pression populaire, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif a publié une première partie de son rapport sur la question, dans lequel des anciens fonctionnaires ainsi que le président y sont épinglés. Cela n’a pas manqué de provoquer des manifestations durant deux semaines en février 2019.
En mai 2019, la deuxième partie du rapport fait la lumière sur un stratagème de détournement de fonds survenu en 2014, dans lequel est impliqué le président Moïse. Avant d’arriver au pouvoir, il était à la tête d’Agritrans, une entreprise dédiée à la production bananière. Le président Moïse a nié les allégations qui pèsent contre lui. Pour plus de détails, consultez cet article.

Par ailleurs, on constate que les kidnappings se font sans distinction sociale, c’est-à-dire qu’ils ne concernent pas que des gens fortunés. Des avocats mais aussi un pasteur, une commerçante, un professeur de musique ou encore un jeune élève de 10 ans ont été enlevés, puis relâchés, au cours des dernières semaines. Dans plusieurs cas, les ravisseurs étaient déguisés en policiers déambulant dans des véhicules non immatriculés.

Dymitri André, qui se déplace uniquement en moto à travers les rues de la capitale, estime que son moyen de transport lui confère une certaine protection. «C’est moins évident qu’on peut nous attaquer en moto, car on peut se faufiler. Mais j’ai beaucoup plus peur des véhicules que des motos [qui passent à côté de moi]. Plusieurs véhicules ont des vitres teintées et on ne voit pas qui est à l’intérieur. C’est inquiétant», affirme-t-il.

De plus, la plupart des cas de kidnapping médiatisés provoquent des soulèvements populaires, qui se traduisent par des manifestations à géométrie variable et des barricades de pneus enflammés dans les quartiers où se produisent les enlèvements.

Distanciation sociale

Ce contexte complexe contribue à la méfiance au sein de la population et donc, une forme de distanciation sociale. C’est, en quelque sorte, «lòt (l’autre) COVID» en Haïti, considère M. André. «Youn pè lot nan lari a. Ou konprann? Moun pa pwoche sou moun ankò. Ou pa konnen kiyès ki kiyès. Chak moun kenbe limit yo» (Les gens ont peur des autres dans la rue. Vous voyez? Personne n’ose approcher quelqu’un d’inconnu. Chacun garde ses limites).

Dans ces deux derniers discours à la nation de plus d’une heure, le président Jovenel Moïse a consacré moins de 10 minutes aux préoccupations concernant l’insécurité et les cas de kidnapping.

En fait, plus de la moitié de ses discours a porté sur ses projets d’électrifier le pays 24 heures sur 24 -ce qui est encore loin d’être une réalité dans la plupart des régions du pays.

La voix du peuple S’apparentant aux concerts de casseroles, les «bat tenèb» sont un moyen pour les Haïtiens de faire entendre leur mécontentement par des moyens pacifiques, c’est-à-dire en produisant des percussions contre une chaise ou une porte en fer, par exemple.
C’est donc ce qui s’est produit à la veille du 7 février dans le quartier populaire de Solino. Le politologue Marc-Donald Orphée indique que cette tradition a commencé après la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, en 1986. «Ça traduit le mal à abattre. Lorsqu’on a une revendication à faire passer, on bat les ténèbres», explique-t-il d’un ton léger.
Les étudiants de l’Université d’État d’Haïti ont régulièrement recours à cette forme de mobilisation, souligne M. Orphée. Qu’importe le motif invoqué, les «bat tenèb» sont souvent le prélude des manifestations qui, elles, ont plus d’impact au niveau politique. «On entend seulement les revendications [du peuple] que lorsque la situation devient incontrôlable. Mais en dehors de ça, les « bat tenèb » n’ont aucun poids politique, considère le politologue. Alors que pourtant, ça montre que beaucoup de monde est concerné».

Dans une récente allocution diffusée sur les réseaux sociaux, le président Moïse a affirmé que la recrudescence des enlèvements s’inscrit dans une forme de «résistance» politique aux réformes. «Ceux qui utilisent les kidnappings à des fins politiques, à des fins de déstabilisation, on va arriver sur vous», a-t-il menacé, rapporte Amélie Baron de l’Agence France-Presse (AFP). À l’heure actuelle, aucun membre de gangs n’a encore été traduit en justice.

«Eske se selman mwen ki panse ke peyi a pa bon?» (Suis-je la seule à penser que le pays va mal?), se questionne avec ironie Winnie Hugot Gabriel, journaliste au quotidien francophone Le Nouvelliste et avocate. «Le problème, c’est qu’on a pas l’impression que ça va s’améliorer. Le pouvoir et l’opposition politique ne veulent pas se parler», observe-t-elle. En effet, les deux camps refusent tout dialogue.
Pour le politologue Marc-Donald Orphée, il y a un véritable «ras-le-bol» du peuple autant envers le pouvoir que l’opposition. «Il n’y a pas assez de travail, le chômage est élevé, il y a de plus en plus de kidnappings… le peuple et l’opposition qui devrait le représenter n’ont pas le même plat de résistance [les mêmes revendications]. La population veut de meilleures conditions sociales. L’opposition peut porter ce message, mais au final, son objectif est surtout de prendre le pouvoir», considère-t-il.
Mme Gabriel compare les stratégies des politiciens à une partie d’échecs. «Mais la différence entre le jeu et la vraie vie, c’est que tous les coups ne peuvent pas être permis sur nos familles, sur nos enfants», conclut-elle avec consternation.

Avec la collaboration de Jean Daniel Sénat