Qu’on se comprenne bien : ce n’est pas la première ni la dernière fois qu’un article sans fondement scientifique véhicule des «faits» qui sont plutôt des préjugés à peine voilés sur les personnes grosses. Ça fait longtemps par contre que je n’avais pas lu un article avec si peu de rigueur. Rectifier ces «faits» ne fera pas de tort, même s’il semblerait qu’avant même que je ne puisse terminer cette chronique, l’article a été retiré du site web. Trop peu, trop tard : c’est incompréhensible et cela témoigne d’un manque de professionnalisme d’avoir publié cet article ne serait-ce que temporairement.
Le problème de l’IMC
L’autrice commence d’abord par poser comme question ça veut dire quoi, être gros? En utilisant l’indice de masse corporelle (IMC) pour définir l’obésité, Maude Gauthier et la kinésiologue Stéphanie Boivin oublient de mentionner que l’IMC est de plus en plus contesté comme calcul, et ce, depuis de nombreuses années. Considérée comme une donnée obsolète, son créateur lui-même, Ancel Keys, met en garde dès le début son utilisation dans le champ médical. L’IMC continue de maintenir la grossophobie médicale well and alive en renforçant la discrimination envers les personnes qui cotent trop haut. Je vous invite à faire ce que l’autrice n’a pas fait, c’est-à-dire vous renseigner sur l’origine de l’IMC et la controverse qui l’entoure. C’est à se demander pourquoi Gauthier termine son article avec quelques lignes sur la remise en cause de l’IMC, puisque tout le reste de ses propos se basent sur cette prémisse : faire reposer littéralement la question du poids sur les épaules des individus au lieu de se pencher sur les causes systémiques entourant «la forte croissance de l’obésité en Amérique».
Gauthier poursuit son article après cette mise en situation problématique en mentionnant que les assurances demandent aux personnes grosses de payer une surprime, sans évidemment élaborer sur le système désuet des assurances privées et des conséquences sur la santé des personnes malades. C’est un cercle vicieux : une personne ayant des conditions médicales préexistantes aura plus de difficulté à accéder à un régime d’assurance pouvant couvrir les coûts associés à la gestion d’un problème de santé, ce qui engendre souvent des complications qui entraînent à leur tour plus de coûts aux contribuables lorsque la personne doit se présenter à l’hôpital, etc. Mais est-ce qu’être gros.se signifie automatiquement que nous ne sommes pas en santé?
Comme le dit si bien Gabrielle Lisa Collard sur son blogue 10 Octobre, «le poids en lui seul ne dit rien du tout sur la santé ou les habitudes de vie d’une personne […] le poids en lui seul n’est pas une maladie.»
La bonne amie kinésiologue de l’autrice confirme ensuite l’évidence même : il vaut mieux être une personne grosse active qu’être mince et ne pas faire de sport. Bon. Gauthier mentionne que tout cela «dépend évidemment de votre situation particulière, à quel point vous êtes actif et l’ampleur de votre surpoids.» Comme on dit en anglais : so close, yet so far. C’est en effet un peu plus compliqué que le laisse voir l’autrice. Récemment, la photographe et militante contre la grossophobie Julie Artacho a demandé à ses abonné.e.s sur Instagram quels sports ils et elles rêvaient de pouvoir pratiquer, mais qui n’étaient pas accessibles selon leurs poids. Les réponses reçues illustrent bien que le problème n’est pas que les personnes grosses ne veulent pas être actives ou rejettent l’activité physique; c’est plutôt le sport qui rejette les personnes grosses. Les options adaptées aux corps gros sont si limitées que toute la bonne volonté n’est pas suffisante pour pouvoir s’adonner aux mêmes activités offertes aux personnes de taille régulière.
Si Maude Gauthier utilise au début de son article l’exemple d’une personne grosse qui se fait regarder croche dans le métro parce qu’elle mange un sac de chips (quel odieux cliché), j’aimerais l’inviter à imaginer le type de regard qu’elle recevrait si elle essayait de faire du jogging en tant que femme grosse. Non seulement on nous demande d’être sportive et on nous encourage à bouger (alors qu’on ne lèvera jamais le sourcil si une femme mince passe le trois quarts de son temps assise sur ses fesses), lorsqu’on décide de faire du sport, on reçoit des commentaires non sollicités et méchants. On ne peut jamais gagner, on nous rappelle constamment que notre existence dérange – et Gauthier participe à cette culture grossophobe, particulièrement lorsqu’elle mentionne que le gym peut être compliqué pour les personnes grosses. Saviez-vous que les personnes minces sont nées avec un gène de plus qui fait en sorte que vous pouvez comprendre instantanément les installations des gyms sans avoir besoin d’explications? C’est ce que la kinésiologie et Gauthier semblent visiblement croire. Une personne grosse a généralement besoin d’un guide détaillé pour utiliser une machine elliptique au risque d’être complètement perdue lorsqu’elle franchit la porte d’un gym. Je ne pourrais pas le savoir, étant grosse, je n’ai jamais mis les pieds dans un gym – sinon je serai mince…right?
L’autrice continue avec deux stéréotypes qui m’ont fait éclater de rire. Je me suis même demandé si finalement, son article n’était pas une parodie tellement c’est grotesque. Maude Gauthier semble croire que les personnes grosses doivent changer de A à Z leur garde-robe chaque année. Elle suggère de planifier dans notre budget «quelques centaines de dollars de plus par année pour des vêtements» ou de fréquenter le Village des Valeurs. Visiblement, elle n’a pas beaucoup d’ami.e.s gros.ses si elle croit que les friperies sont réellement des options pour nous! Je pourrais écrire une chronique entière sur les options vestimentaires restreintes destinées aux personnes grosses et pourquoi les friperies ne sont jamais des options fiables pour se vêtir. Ce que vous devriez savoir, d’abord, c’est que même les personnes minces doivent changer leurs vêtements si ceux-ci deviennent trop petits ou trop grands. Ça ne prend pas un cours de biologie du cégep pour comprendre que le corps change inévitablement – surtout en pleine pandémie mondiale alors que nos habitudes sont bouleversées et les opportunités pour continuer à mener un train de vie plus actif sont limitées.
Tous les corps changent tout le temps, et c’est très bien comme ça (j’aimerais bien que Passe-Partout s’inspire de cette phrase dans le futur pour enseigner ça aux enfants, je lance ça dans l’univers!) Si Gauthier avait voulu passer un commentaire sur le fait que la mode taille plus est plus dispendieuse que les tailles régulières, que les compagnies de vêtements n’offrent que trop rarement des options inclusives (et chargent de ce fait parfois plus cher pour leur collection taille plus), que c’est humiliant de ne jamais sentir que nous méritons de combler ce besoin de base qu’est de pouvoir se vêtir convenablement…si elle avait voulu dénoncer l’industrie de la mode, eh bien, elle rate sa cible.
Le problème de l’alimentation
Elle s’enfonce encore plus lorsqu’elle s’attarde aussi au coût de l’épicerie d’une personne grosse. En voulez-vous des clichés? En voilà! Car c’est bien connu, les personnes grosses le sont parce qu’elles ne savent pas bien s’alimenter, right? Personnellement, je ne fais que ça, manger des «calories vides», chose contre laquelle l’autrice nous met en garde. Saviez-vous qu’une personne grosse ne possède automatiquement aucune connaissance sur l’alimentation? Vous regarderez nos paniers à l’épicerie, ils ne contiennent que des sacs de chips, des paquets jumbos de biscuit, des litres de boisson gazeuse, des jujubes et des palettes de chocolat. Après tout, c’est de notre faute si on est gros.se, c’est forcément parce qu’on n’a jamais appris à manger équilibré, right?
Blague à part, c’est probablement la portion de l’article qui m’a le plus insulté. D’ailleurs, cette chère Stéphanie devrait laisser la nutrition aux nutritionnistes avant de se prononcer là-dessus.
Les personnes grosses ont le droit de manger ce qu’elles veulent, quand elles le veulent, sans se faire faire la morale sur le coût de leur épicerie. La majorité de mes fat friends ne mangent ni plus ni moins que mes ami.e.s minces – je dis la majorité parce que je connais encore trop de gens qui limitent leur apport en nourriture pour essayer de maigrir. Discuter d’alimentation de façon moralisante renforce les troubles alimentaires souvent invisibles chez les personnes grosses.
Parlant d’alimentation, la dernière «observation» de Maude Gauthier concerne la chirurgie bariatrique. Probablement aussi controversée que l’IMC, l’autrice ne fait pas mention des risques associés à cette procédure et surtout, des taux d’échec élevés. Encore faut-il déterminer ce qui constitue un taux d’échec, je vous rappelle qu’être gros.se n’est pas une maladie et que de choisir d’amputer un de nos organes au profit d’une perte de poids devrait être prudemment réfléchi et certainement pas présenté au détour d’un article bourré de dangereux stéréotypes grossophobes. Je pourrais écrire une chronique au complet sur ce sujet également – ça vous indique à quel point l’article de Maude Gauthier était superficiel et surtout, inutile s’il s’adresse à nous.
Aux personnes minces, pour les éduquer? Ou plutôt pour leur faire peur afin de s’assurer qu’elles ne grossissent surtout pas? Au sein de la communauté de fat babes, ce matin, la confusion et l’incompréhension régnaient, accompagnées de près par la colère suite à la lecture de l’article.
Je ne crois pas qu’un article de ce genre qui détaillerait les coûts reliés à une autre condition humaine aurait été accepté par les éditeurs. Imaginez un article qui détaillerait de la même façon les coûts engendrés par une personne en situation d’handicap ou par une personne nouvellement immigrante : carrément inacceptable, voire inconcevable (quoique…) Je ne suis pas journaliste, mais règle générale, je pense qu’il est toujours de mise de ne pas parler d’une réalité qui n’est pas la nôtre sans offrir la parole à une personne concernée par le sujet de notre article. C’est pourquoi j’ai choisi de plutôt déconstruire tous les clichés de l’article de l’autrice afin d’offrir une autre perspective sur «l’obésité» que celle qu’une femme mince nous propose.
C’est vrai que ça coûte cher, être gros.se – mais ce n’est pas notre poids qui engendre des coûts financiers, c’est le système grossophobe maintenu en place par d’autres systèmes oppressifs qui engendre des coûts supplémentaires. Ce sont les médecins qui refusent de faire passer des tests aux femmes grosses avant qu’elles ne perdent du poids et qui bien souvent aggravent des conditions médicales facilement traitables. C’est la discrimination en emploi des personnes grosses qui nous gardent plusieurs d’entre nous dans des situations de précarité. C’est toute la détresse vécue en silence parce qu’on nous apprend dès le plus jeune âge à détester notre corps et à souhaiter qu’il puisse rétrécir. Je vous l’ai dit, c’est un cercle vicieux qui ne pourra être brisé que lorsqu’on s’attaquera à la grossophobie et qu’on arrêtera de prétendre que les personnes grosses sont par défaut malades.
D’où l’importance que des espaces comme Ricochet existent : pour que des personnes concernées puissent avoir une tribune où rétablir des faits et continuer de militer afin que les droits de toutes et tous soient respectés, peu importe la taille de leurs pantalons et le soi-disant coût de leur existence dans la société.