La dénonciation de certains mots, même dans le contexte d’un propos distancié et critique où le prof ne fait que les mentionner sans les utiliser, voire dans le contexte d’un titre d’ouvrage cité, était-elle excessive? Quelle leçon devons-nous retenir des débats récents sur le sujet? Même s’ils doivent jouir de la liberté académique, les profs et les chargée-es de cours doivent ne pas omettre de faire des « trigger warnings » lorsque des matières sensibles sont discutées en classe.

Chose certaine, le racisme se manifeste de différentes façons dans la société, y compris dans la sphère symbolique. Or, il est impossible de traiter de cette dimension de la question à l’université sans l’illustrer par des exemples tels que le blackface, des images caricaturales blessantes ou des mots qui le sont tout autant. D’où la nécessité d’avertir à l’avance les étudiant-e-s. En ce sens, le dialogue que nous avons vécu récemment a été fructueux.

Le racisme à l’université

Cela ne règle pas tout, loin de là. Il y a du racisme partout, y compris à l’université. Pour ne parler que de mon domaine, on peut souligner le fait que l’enseignement et la recherche des profs de philo dans les universités du Québec couvre pour l’essentiel quatre des cinq continents. Le grand oublié est le continent africain. Force est de constater qu’il n’y a pas de professeur-e de philosophie africaine dans nos institutions universitaires. Il ne s’agit pas d’imputer de la malice à qui que ce soit. Mais comme exemple illustrant le racisme systémique, prenant ici la forme d’un racisme épistémique, il est difficile de faire mieux.

J’ai été sensibilisé depuis plusieurs années à l’enjeu de la liberté académique. J’en ai fait état dans mon ouvrage de 2013 Une idée de l’université. Propositions d’un professeur militant. J’en ai aussi fait état dans un article de la revue L’inconvénient dont un extrait est paru dans La Presse. Mais j’ai aussi été sensibilisé depuis plusieurs années au racisme qui prévaut à l’université, y compris à l’Université d’Ottawa. J’avais rencontré et échangé avec le professeur de physique Denis Rancourt qui avait été injustement licencié par le recteur de l’époque, Allan Rock. Le professeur Rancourt avait ouvertement appuyé avec force les étudiants qui dénonçaient le racisme prévalant au sein de l’institution. J’ai fait état de cette histoire à la page 33 de mon article pour L’Inconvénient. Je crois savoir qu’une entente à l’amiable est survenue. Tant mieux si c’est grâce à une intervention du recteur Jacques Frémont.

Une instrumentalisation de la cause

Je me suis quand même inquiété de la sortie récente de certains étudiants à l’Université d’Ottawa dans la mesure où son caractère excessif risquait de faire sortir la droite identitaire qui pourrait profiter de l’occasion pour s’emparer de la cause de la liberté académique et dénoncer les « wokes », la « cancel culture » et plus généralement la gauche. Or, c’est malheureusement ce qui vient de se produire au point où le premier ministre, grand lecteur de Mathieu Bock-Côté, a signalé que l’État se devait d’intervenir. Le premier ministre est même allé jusqu’à vilipender un activisme universitaire venant des étudiants en faisant référence à « une poignée de militants radicaux ». J’ai pris plaisir à lire la réplique cinglante des étudiant-e-s de science politique à l’U de M.

La droite identitaire sait faire flèche de tout bois.

Elle sait découvrir soudainement les vertus du féminisme si cela permet de s’en prendre aux femmes portant le foulard islamique au Québec, considérées comme des victimes du patriarcat. De la même manière, dans le cas qui nous occupe, certains découvrent soudainement les vertus de la liberté académique, car cela permet de s’en prendre à la gauche étudiante.

La conception entrepreneuriale de l’université

L’État doit-il intervenir avec une loi-cadre pour défendre la liberté universitaire? Le recteur de l’Université de Montréal est extrêmement réticent à ce sujet, car cela compromettrait l’autonomie universitaire. Je veux bien, mais si certains ont envisagé une démarche passant par une législation étatique, c’est parce que, très souvent, les directions universitaires ont tenté de limiter la liberté académique. Les recteurs des universités canadiennes signèrent en 2011 une lettre dans laquelle la liberté universitaire était limitée à l’enseignement et à la recherche. L’Association canadienne des professeur-e-s d’université a aussitôt réagi dans les semaines qui ont suivi pour souligner que, selon un avis de l’UNESCO de 1997 (voir notamment les articles 26 et 27), la liberté académique incluait aussi le droit de critiquer l’administration universitaire et le droit d’intervenir dans les débats de société.

L’intervention des recteurs s’inscrivait dans une tendance générale, déjà très répandue au niveau collégial, de soumettre la liberté des profs au devoir de loyauté, alors que la loyauté des profs, des chargé-e-s de cours et des étudiant-e-s est à l’institution et non à la direction.

Cette tendance autoritaire se fonde sur une conception entrepreneuriale de l’université. La dérive néo-libérale n’est pas seulement identifiable par le fait que des entreprises instrumentalisent la recherche universitaire et la subventionnent pour servir leurs intérêts économiques. La conception entrepreneuriale de l’université intervient plus généralement au sein même de l’institution universitaire, lorsque cette dernière acquiert de plus en plus les traits d’une entreprise. Les recteurs, grassement payés comme des chefs d’entreprise, agissent comme des patrons, réduisent les étudiants à une « clientèle » et veulent hausser leurs droits de scolarité. Ils acceptent la précarisation de l’enseignement, mesurent la qualité des profs à leur capacité de publier et d’aller chercher des subventions et ils tentent de les soumettre à leur autorité de recteurs. Comme si les profs n’étaient que des employés, alors qu’ils sont avec les étudiant-e-s et les chargé-e-s de cours les véritables chevilles ouvrières des universités!

La conception entrepreneuriale de l’université n’est pas le seul fait des recteurs. Elle participe plus largement de ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie du savoir », au centre de laquelle l’université joue désormais un rôle prépondérant.

Des impératifs de productivité y sont structurellement associés. Il faut notamment produire en grand nombre des étudiants diplômés. Les universités ne sont pas des tours d’ivoire, car elles sont devenues des « tours de papiers » : on y produit des diplômes sur une chaîne de montage. Il faut procéder ainsi parce que le financement des universités est calculé au prorata du nombre d’étudiants inscrits et un bonus est accordé lorsqu’est décerné un diplôme de maîtrise ou de doctorat.

Au cœur de la conception entrepreneuriale, on trouve la tentative de réduire ou d’éliminer la péréquation interfacultaire. Cette dernière est pourtant essentielle à l’université, parce qu’elle signifie que les profits réalisés par les facultés plus lucratives doivent servir à financer les facultés qui le sont moins.

La liberté académique menacée de l’intérieur

Il y a quelques années à peine, le précédent recteur de l’Université de Montréal fit déposer à l’Assemblée nationale un projet de loi privé (le projet de loi 234) pour modifier les statuts de l’U de M. Le motif le plus important visé par cette manœuvre était de soumettre le comité de discipline à l’autorité du Conseil de l’Université. Avec tous les pouvoirs et un contrôle sur ses règles de fonctionnement, la direction de l’Université de Montréal espérait produire ainsi un « chilling effect » auprès du corps professoral. C’était une façon originale d’imposer un devoir de loyauté. Un amendement de dernière minute permit de mettre un frein à cette entreprise. Il fut décidé de ne pas modifier les règles de fonctionnement du comité de discipline sans l’accord du syndicat des professeurs. Je veux donc bien croire que les recteurs sont maintenant favorablement disposés et désireux de préserver la liberté académique. Mais comme disent les Anglais, the proof is in the pudding.

Une intervention minimale de l’État

Il faut absolument défendre l’autonomie universitaire, mais les recteurs ne doivent pas se comporter en patrons et être les seuls maîtres d’œuvre des orientations fondamentales de l’institution. Il ne faut pas que l’argument de l’autonomie serve de caution aux recteurs pour qu’ils puissent être les seuls à dicter les règles gouvernant la liberté académique.

Un certain conservatisme a tendance à régner au sein des Conseils d’université. Ainsi, il aura fallu une loi-cadre de la ministre Hélène David pour forcer les directions universitaires à bouger afin de se donner des règles claires en matière de violences à caractère sexuel. Le Gouvernement pourrait en principe faire œuvre utile en forçant la main des universités pour que celles-ci bougent enfin et se portent à la défense de la liberté académique.

Une première intervention appropriée pourrait être d’amender la charte des droits et libertés pour y inclure la liberté académique (de même que la liberté de presse) en plus d’une référence générale à la liberté d’expression.

Une loi-cadre semblable à celle proposée par la FQPPU, inspirée par l’avis de l’UNESCO de 1997, pourrait également faire l’affaire, pourvu qu’il soit entendu que la responsabilité première d’en fixer les balises relève des universités, au premier rang desquelles se trouvent les profs, les étudiant-e-s et les chargé-e-s de cours. Si cette loi-cadre provient de la base, n’a pas pour but de museler la contestation, et qu’elle comporte une directive pour que les universités adoptent elles-mêmes des politiques claires à ce sujet, alors je suis preneur.