Chère Laurie,
Je suis une quarantenaire accomplie. Je connais le transport des grands moments de stimulation intellectuelle, la satisfaction d’un certain dépassement corporel, j’ai connu l’intensité de l’enfantement, je m’endors tous les soirs auprès d’un homme qui me fait encore jouir férocement après plus d’une décennie et qui, en plus d’être spirituel, est ancré dans le monde réel et s’évertue à le transformer, j’ai des projets qui sont autant de sources de réalisation de soi et je suis insatiablement en quête d’un plus grand équilibre, d’une connexion plus authentique à moi-même, à mes enfants, à mon amoureux. Mais voilà, comme l’a si bien écrit Hector,
[j]e marche à côté d’une joie
D’une joie qui n’est pas à moi
D’une joie à moi que je ne puis pas prendre
Je marche à côté de moi en joie
J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi
Mais je ne puis changer de place sur le trottoir
Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là
et dire voilà c’est moi
Après des années de thérapie, de yoga, de pleine conscience, de travail sur soi, j’ai la joie flagada. J’ai la joie qui va, plus souvent qu’elle vient. Je ne suis pas dépressive et je n’ai pas de trouble de l’humeur. Après avoir fait enquête dans mon entourage, ça semble être viral, ce manque de joie, et ne pas toucher une génération davantage qu’une autre. Chère Laurie, pour que c’est faire, qu’on marche tous à côté de nos shoue-claques de même?
Une quarantenaire en mal de joie (QEMDJ)
Chère QEMDJ,
Il y a quelques mois, dans une décision prise en vingt-quatre heures, j’ai viré toute ma vie à l’envers et je suis partie vivre dans un coin ensoleillé de la planète. Je te mentirais si je te disais que je n’y ai pas trouvé du bonheur. Mon quotidien est plus lent et doux, ma peau moins pâle et mon cœur plus chaud. J’ai eu une opportunité extraordinaire, les astres étaient clairement alignés en ma faveur. Malgré tout, plus souvent qu’autrement, mes nuits sont emplies de rêves éreintants et j’ai l’âme humide et lourde au lever. Je suis plus heureuse que jamais et pourtant, j’ai encore régulièrement le vague à l’âme. Je me suis déjà fait dire par une personne éclairée qui me connaît particulièrement bien que je n’aurais jamais le bonheur serein et qu’il faudra probablement que je m’y fasse. Je prends toute la mesure de sa prophétie aujourd’hui.
Je réfléchis à ta question, et je suis tentée de te parler de pandémie, de confinement, de noirceur hivernale, d’isolement social. Parce que pour éteindre la joie, clairement que les conditions actuelles sont difficiles à battre.
Mais je ne crois pas que c’est de ça dont tu veux me parler, QEMDJ. J’entends dans ta lettre les échos d’un mal-être qui surpasse les événements. Quelque chose qui les prédate et qui continuera bien après.
On se ressemble, toi et moi, QEMDJ. La thérapie, le yoga, la pleine conscience, tout ça me connaît. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai eu la joie flagada. Il y a de toute évidence une question de tempérament et d’histoire personnelle dans tout ça. J’ai des proches clairement plus doués pour la joie : danser dans le salon les soirs de pluie, ça les connaît. Je ne suis pas certaine pour autant que cette joie les habite à temps plein. Je pense surtout qu’il ne leur vient même pas à l’esprit de la chercher, ils ne font que la cueillir au passage quand elle se présente. Ces personnes existent, mais elles sont rares. Dans ma vie, ce sont des phares qui me rappellent que la rive existe.
Pour la plupart, on nage à contre-courant dans une mer houleuse et on s’épuise à chercher le répit. On travaille fort dans notre couple, sur la communication, le désir, la reconnexion, on travaille fort à être le meilleur parent possible, on travaille fort dans le célibat, parce qu’apparemment il faut d’abord s’aimer et surtout pas chercher, on travaille fort à rester en forme, bien manger, se permettre des excès, mais pas trop souvent, faire des activités créatives, trouver sa vocation, on travaille fort à s’épanouir, s’émanciper, se réaliser, s’actualiser, devenir la meilleure version de nous-mêmes. La culture d’injonctions dans laquelle on évolue est si oppressante, si perverse, si profondément bien ancrée qu’elle passe le plus souvent pour de la bienveillance.
La pandémie a exacerbé notre tendance à la pensée positive. Confinés chez soi? Devenez ménagère, faites du pain au levain. Des enjeux de santé mentale? Il suffit de retrouver l’équilibre (sans blague, sur le site du gouvernement québécois que l’on retrouve au sommet des moteurs de recherches quand on cherche des ressources en santé mentale, on y trouve parmi d’autres conseils tout aussi utiles cette recommandation judicieuse et révolutionnaire : « pour se maintenir en bonne santé mentale, il faut établir un équilibre entre les divers aspects de sa vie »). En bref, tout est une question d’attitude et de prendre soin de soi.
Je pense sincèrement qu’il y a une place pour les activités de selfcare dans la quête d’une vie bien vécue, mais le problème c’est que, si on ne fait pas attention, on y perpétue la culture de la performance. Et même dans les quêtes plus profondes de spiritualité, d’accomplissement, de connexion, de participation sociale qui semblent plus proches de ce qui t’anime QEMDJ (tu ne fais peut-être pas du pain, mais tu cherches tout de même ton authenticité), cette culture de performance domine. S’accomplir, c’est réussir, et c’est censé nous rendre heureux. Ces injonctions constantes, tonitruantes ou rampantes, tendent à nous faire oublier certaines vérités simplissimes, mais libératrices.
D’abord, il y a une place pour la tristesse et la rage dans une vie bien vécue. Et j’ai la conviction que si on ne fait pas de place pour ces émotions, la joie restera toujours superficielle. Il faut plonger dans les bas-fonds des fois et même y macérer un peu pour reconnaître la lumière. Ensuite, on n’a rien à faire pour mériter la vie. Ce n’est pas nécessaire de justifier notre existence, ni à nous-mêmes, ni aux autres. Cette deuxième vérité est l’apprentissage le plus radical que je fais depuis quelque temps. Dans notre méritocratie médiocre, on sent la plupart du temps le besoin « d’être quelqu’un ». On se définit par nos rôles, nos accomplissements. Ça laisse peu de place pour juste être. Et la joie, elle advient comme toute jouissance : elle répond au lâcher-prise. Enfin, vivre, c’est bouger, et bouger, c’est impossible sans d’abord constater que l’on se trouve dans un état désagréable. Tu ne te lèves pas de ta chaise si tu es pleinement contente. Pour amorcer le geste de se lever, il faut que ça tire ou picote dans une jambe ou une fesse, que tu aies faim, envie d’uriner, besoin d’autre chose. Et quand on se tire de la chaise, on va souvent vers un état que l’on a pas encore expérimenté, et ça, c’est angoissant.
Marcher à côté de sa joie, c’est aussi marcher à côté de ses peines et sa colère. C’est vouloir être quelque chose plutôt que de simplement être. Et si c’est une épidémie parmi les générations, c’est probablement que l’on vit tous dans le même environnement qui nous enjoint d’être quelqu’un, de jouer un rôle, de nous définir. Ça érode les relations interpersonnelles, parce qu’on agit en fonction des attentes que l’on anticipe de l’autre, parce qu’on tente d’abord de projeter ce qu’on veut être, parce que tout le monde cache ses vulnérabilités comme des failles, comme des échecs. Alors, QEMDJ, moi je te dis, on s’en fout un peu de la joie.
Pour revenir dans tes shoue-claques, laisse-toi donc être, un peu. Laisse-toi vivre tes vagues à l’âme. Suis les flots des vagues. Sois attentive. Pleure tes vieilles larmes, rage ta rage, vois comment l’inconfort te fait bouger et où il veut t’amener. À travers le voyage, il va assurément y avoir des moments de joie, et peut-être que tu vas t’en rendre compte juste une fois qu’ils seront passés. C’est pas grave. C’est juste ça, exister.
Laurie