En effet, nous pensons que nos systèmes fiscaux sont loin d’être neutres puisqu’à l’heure actuelle ce sont des instruments puissants qui perpétuent et creusent les inégalités économiques et sociales particulièrement à l’égard des personnes noires et racisées.
Dédommager l’oppresseur
Commençons par l’histoire récente: nous sommes en 2015 et sur la toile, un tweet publié par un compte du nom « Le trésor de Sa Majesté » fait fureur. Le tweet informe les citoyens et citoyennes qu’illes viennent de finir de payer la dette de l’État envers les anciens propriétaires d’esclaves de leur pays. Imaginez recevoir ce message, alors que vos ancêtres à vous avaient été réduits en esclavage.
Cette anecdote qui nous a été rapportée par l’historien Webster, n’est pas une fiction, ni une parodie tirée d’un journal satirique. C’est un fait réel qui s’est produit au Royaume Uni. Le message provenait du département exécutif du gouvernement britannique chargé de l’élaboration et de la mise en place des finances publiques et des politiques économiques. Il disait : «Voici la nouvelle surprenante de la journée. Des millions d’entre vous ont aidé à mettre fin à la traite d’esclave par l’entremise de vos taxes.» Le tweet comportait une image relatant le fait que l’Angleterre a dû dédommager les propriétaires d’esclaves avec une somme, en 1833, équivalant à 40% de son budget annuel et représentant près de 4 milliards de dollars canadien. Au-delà de la maladresse du tweet rapidement effacé, il reste que la réalité, elle, demeure.
Oui, c’est dur à croire, surtout que l’histoire lie le Canada et le régime britannique d’une manière trop évidente, encore aujourd’hui. Comme le rappelle souvent le chercheur historique Rito Joseph, nous sommes des sujets de la Reine, après tout : regardez vos billets de banque. Il y avait aussi des esclaves à Montréal. C’est d’ailleurs l’empire britannique, tel que le révèle l’article 47 des articles de capitulation de Montréal de 1760, qui permit aux Français défaits de garder les esclaves autochtones et noirs qu’ils possédaient avant la Conquête.
Pour revenir au message de départ, on peut effacer un tweet, mais le tort et l’injustice causés aux personnes ayant subi le statut d’esclave et leurs descendants ne s’effacent pas.
Haïti, la révolution hypothéquée
Ce qui s’est passé en Angleterre n’est pas un cas unique. En 1825, la France impose à son ancienne colonie Haïti de payer à prix d’or sa nouvelle indépendance, après l’avoir payée au prix du sang de ses enfants en 1804. Cette dette, transformée en double dette par des manœuvres financières douteuses et une stratégie coercitive, a été infligée par la France comme l’ultime représaille envers le jeune état révolutionnaire.
Au final, la France aura hypothéqué le pays et ses richesses durant 125 ans après son indépendance, l’empêchant ainsi d’atteindre son plein potentiel de première république noire libre.
La longue esquisse de la précarité héréditaire
L’histoire est riche en enseignements, si seulement nous prenions le temps de nous écarter des discours dominants pour tendre l’oreille à celles et ceux qui ont résisté à cette hégémonie narrative. Plusieurs faits historiques nous poussent à croire que l’organisation de notre monde actuel n’est pas le fait du hasard. Ce qui prend forme aujourd’hui sous nos yeux a été esquissé depuis des siècles. Les lois Jim Crow aux États-Unis sont un exemple éloquent de cette organisation volontaire.
Parmi ces lois, citons celle qui restreint le vote des personnes noires à leur capacité de payer une taxe. À cette même époque et dans plusieurs États, les noirs n’ont pas le droit de devenir propriétaires immobiliers pourtant « Environ les deux tiers de la richesse des Américains proviennent de la propriété immobilière », tel que le rappelle Thomas Shapiro, professeur d’économie à l’Université Brandeis et spécialiste des questions d’inégalités raciales. Encore aujourd’hui ce fossé de richesse demeure et ce sont les personnes noires locataires qui continuent à payer les hypothèques ou à verser des rentes aux propriétaires blancs sans pouvoir au final offrir autre chose que la précarité en legs à leurs enfants.
Le Canada une longue histoire de racisme fiscal
Mais trêve d’exemple étrangers et revenons à ce qui s’est passé et se passe sur nos territoires, puisque le Canada, à l’image des empires coloniaux, est loin d’être en reste dans cette dynamique de racisme fiscal.
En 1885 le gouvernement instaure la Chinese Head Tax, une taxe imposée en vertu de la Loi de l’immigration chinoise. Il s’agit de la première loi dans l’histoire canadienne mais pas la dernière, à restreindre l’immigration sur la base de l’identité ethnique. Les Chinois devaient alors payer une somme d’au moins 50 $ pour venir s’installer au Canada. La taxe est plus tard portée à 100 $, ensuite à 500 $. Durant ses 38 ans d’existence, environ 82 000 immigrants chinois ont ainsi payé près de 23 millions de dollars en taxes.
Demain nous verrons fuser de partout les vœux de nos hauts dignitaires et politiques canadien.nes souhaitant une heureuse et prospère Année du buffle aux communautés chinoises habitant le territoire. Mais au-delà des vœux drapés de discours de surface sur l’apport important de ces communautés, pouvons-nous espérer un jour qu’il y ait réparation complète et remboursement entier de cette dette que le Canada a envers les descendant.es des migrant.es chinois.es?
Même époque, autre fait : dans les années 1800 en Ontario, les personnes noires étaient tenues de payer des taxes scolaires tout en étant privées, dans certains endroits, du droit d’envoyer leurs enfants à l’école. Il aura fallu attendre jusqu’en 1965 avant que toutes les écoles abolissent ces politiques ségrégationnistes et permettent l’accès à l’éducation aux enfants noirs. Encore aujourd’hui, le système scolaire de l’Ontario est aux prises avec des dynamiques de racisme systémique qui continuent à marginaliser les enfants noirs.
Les exemples sont tristement trop nombreux pour que nous passions à côté d’une analyse historique des politiques publiques et mesures financières et fiscales discriminatoires et racistes qui ont tissé le fossé actuel de richesses entre personnes blanches et personnes racisées, noires et autochtones.
En juin 2020 le Directeur parlementaire du budget canadien révélait que le premier 1 % des plus fortunés de la population possède un quart de toutes les richesses du pays et que le premier 10% en détient plus de la moitié. Le Canada joue bien dans la cour des pays qui ont permis un capitalisme sauvage sans jamais mettre en place les mesures nécessaires pour permettre une redistribution équitable des richesses. Depuis quelques années des groupes militants pour la justice sociale demandent des réformes fiscales telle que la taxe sur la fortune ou encore des politiques qui mettent fin aux évasions fiscales. Ces revendications sont certes légitimes mais elles restent trop souvent empreintes de daltonisme racial et se restreignent à une analyse du présent sans une réflexion sur l’orchestration volontaire et raciale de cette injustice envers les personnes racisées, noires et autochtones.