Quand je lis des extraits du témoignage de la plaignante dans le cadre du procès de Michel Venne, à Québec, accusé d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle, quand elle dit qu’elle avait dix-sept ans et que lui, « il avait l’âge d’être mon père », les mots résonnent en moi. Ils me renvoient à des expériences anciennes, de la même façon que plusieurs scènes de films où une adolescente se retrouve en présence d’un homme d’au moins vingt ans de plus qu’elle, qui entreprend de la séduire quand ce n’est pas, carrément, de l’agresser.

Comme des millions de personnes, j’ai reçu la psychanalyse freudienne et le complexe d’Œdipe dans le biberon.

Mais j’ai aussi lu des penseurs et des penseuses qui ont cherché à révéler comment Freud, au lieu de regarder en face le problème des agressions sexuelles sur des enfants et des adolescent.es, et l’effet sur elles et eux de ces violences, a fait volte-face et cherché à convaincre que la séduction opérait dans l’autre sens : ce sont les petit.es qui veulent séduire les grands.

Je lis la tribune de la psychanalyste Marie Balmary dans Le Nouvel observateur (le 25 janvier 2021), dans la foulée du #metooinceste qui se déplie en France à la suite de la publication de La Familia grande de Camille Kouchner. Balmary raconte comment sa thèse, présentée à son professeur, a été rejetée : son hypothèse voulant que Freud ait renoncé, non pas à ce qu’il a décrit comme une erreur, mais à ce qui était plutôt une découverte, selon la doctorante, que l’abus sexuel était à l’origine de l’hystérie. Balmary cite les mots de Freud, dans une lettre de 1896, à son ami Fliess : « l’hystérie me semble toujours davantage résulter de la perversion du séducteur (…) Il s’agit en effet dans l’hystérie plutôt du rejet d’une perversion que d’un refus de la sexualité. » ( Naissance de la psychanalyse , P.U.F. 1969, .p.158, 159). Un an plus tard, il lui écrit encore, cette fois pour lui dire qu’il n’y croit plus. Il passe ainsi de l’accusation des pères abuseurs à l’hypothèse des enfants séducteurs : « ce ne sont pas les pères qui sont incestueux et indignes, » écrit Balmary, « ce sont les enfants qui imaginent selon leur désir inconscient des relations incestueuses ».

Être attiré par des femmes qui ne font pas le poids, est-ce que ça ne participe pas d’une culture de l’inceste?

Et est-ce que ce n’est pas cette culture qui, en ce moment, en France, se trouve plus largement dénoncée? D’une part, un âge minimal de consentement doit être établi afin de protéger les enfants. Mais d’autre part, lever le voile sur une société qui a eu tendance à balayer sous le tapis le plaisir qu’elle prenait avec les petits. C’est arrivé ici aussi dans les pensionnats indiens, dans les églises, dans les écoles, dans les maisons…

Ainsi, ce qui se passe en France n’est pas étranger à ce qui se passe au Québec, quand des plaignantes poursuivent des hommes qui, au moment des faits allégués, avaient l’âge d’être leur père. D’ailleurs, il semble essentiel de s’interroger, chez nous, quant à ce qu’on pourrait appeler une culture de l’inceste (de la même façon qu’on parle désormais de culture du viol). Culture dénoncée entre autres par l’écrivaine Nelly Arcan, dans son célèbre Putain, quand la narratrice se dit qu’un jour, c’est son père qui pourrait passer la porte de la chambre où elle pratique le travail du sexe, lui comme ces autres hommes qui viennent jouir d’elle parce que, justement, elle est beaucoup plus jeune qu’eux. Ce père fictif qui, dans le roman, est une figure de père incestueur et dont la narratrice affirme que s’il ne « [l]’a pas violée, il a fait pire : il [l]’a prise sur ses épaules pour [lui] enseigner son point de vue sur le monde ».

C’est ce point de vue du dominant qui profite de sa position que Nelly Arcan dénonçait dans son roman et que nombre de femmes – journalistes, écrivaines, psychologues, psychanalystes, chercheures – dénoncent en France aujourd’hui, forçant une réflexion sur l’inceste. C’est ce point de vue qu’il faut continuer à débusquer, pour le mettre en lumière et s’y opposer, donner une voix aux victimes et peut-être parvenir à changer, un tant soit peu, le monde dans lequel on vit.