Le 3 février dernier, l’Association des étudiant.es diplômés de l’Université d’Ottawa (GSAED) a posté sur son compte Instagram (@gsead94) un appel à l’action conjoint pour dénoncer les conséquences toujours actuelles de la controverse sur le « mot en n » de l’automne 2020 ainsi que le racisme anti-Noir qui existe dans cette institution. Certaines des dérives de cette controverse impliquent des violences à caractère raciste dans des cours en ligne sur Zoom (ce qu’on appelle le zoom-bombing) ainsi qu’un sentiment d’insécurité persistant pour nombre d’entre nous.
La publication de la GSAED énumère de nombreuses recommandations adressées au recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, ainsi qu’à son administration qui, on l’espère, ne resteront pas lettres mortes.
Nommer le premier mal : la rareté des universitaires noirEs au Canada
Comme l’a démontré la professeure en sciences politiques à l’Université d’Alberta et Fellow 2018 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, Malinda Smith, les universitaires noirEs sont en infime minorité dans le milieu académique au Canada. C’est une réalité masquée sous le « mythe de l’équité », titre traduit d’un ouvrage dont elle est coauteure avec plusieurs autres chercheurs traitant de la racialisation et des réalités autochtones dans la Tour d’ivoire que constitue le milieu académique.
C’est en raison de la charge très importante que représentent le racisme anti-noir et le racisme systémique ainsi que son déni persistant par nos autorités. Plusieurs ne terminent également pas leurs études ou leur processus de titularisation en raison de cette charge spécifique qui se traduit très souvent en un épuisement professionnel ou des enjeux de santé mentale qui entravent leur rendement académique.
Cette réalité rappelle la démission récente de la professeure de renom Charmaine Nelson, Ph.D., de l’Université McGill (mon alma mater), elle qui y était professeure de l’histoire de l’art depuis 17 ans, l’une des seules professeures noires de cette institution et la première personne noire au Canada à occuper ce titre. Nelson est aujourd’hui professeure en Nouvelle-Écosse, à Halifax. Le racisme anti-noir de l’Université McGill a également été dénoncé en ces pages par la professeure Rachel Zellars, Ph.D, en octobre dernier, elle qui le juge très distinctif de celui des institutions universitaires états-uniennes dans lesquelles elle a gravité au cours de sa carrière.
« Skipper les débats » à répétition : une des causes de la « cancel culture »?
À mes yeux, la culture d’annulation ou la « cancel culture » est une conséquence directe de la difficulté à avoir des grands débats intellectuels ou d’idées au Québec, voire une grande difficulté à recevoir la critique et à accepter de se faire remettre en question par plus « petit » que soi. Adib Alkhalidey parlait de « skipper des débats » à Tout le monde en parle l’an dernier. Ceci étant dit, je pense sincèrement que l’on peut parler de tout et qu’il n’y a aucune question stupide ou ridicule. Tout est dans la manière de faire les choses : avec bienveillance. Je ne suis pas professeure, mais lorsque quelqu’un pose des questions, je suis plutôt rassurée. Je trouve ça rafraichissant qu’une personne qui pose des questions, peu importe son âge. Cela veut dire que la personne réfléchit et qu’elle s’est sentie suffisamment en confiance avec moi pour montrer sa méconnaissance d’un sujet donné. Cela démontre aussi un désir d’apprendre et d’en savoir plus.
De plus, la dissidence est réellement une forme de courage qu’il faut honorer et souligner, même en cas de désaccord.
Repenser les médias au Québec
Dans son récent ouvrage, Nous méritons mieux, Marie-France Bazzo nommait cette réalité – le manque de choc des idées au Québec – qui caractérise le paysage télévisuel et médiatique québécois, elle qui possède une farouche expérience en la matière. Selon elle, la baisse des cotes d’écoute et des clics de nombreux médias dans la province n’est pas seulement attribuable à la venue d’Internet ou à la perte de revenus publicitaires. Elle est aussi attribuable au manque d’audace et à la paresse de personnes en position de pouvoir dans les médias d’aller chercher des interventions et des intervenant.es qui ont des perspectives et des analyses qui sortent du lot et de la boîte. Bazzo se montre toutefois critique d’une certaine « gauche » au Québec.
Ceci étant dit, je trouve qu’on caricature la posture et le propos de bien des gens pour servir du réchauffé aux Québécois également en matière d’antiracisme. C’est assez dommage de se faire continuellement appeler en urgence pour réagir à des crises ou des controverses, plutôt que de pouvoir parler de sa contribution académique, sociale, littéraire, juridique, intellectuelle, artistique, cinématographique, entreprenariale ou journalistique à l’ensemble de la société québécoise.
Je suis de celles qui écoutent la télévision et qui lisent les médias au Québec depuis que je suis enfant. Je suis très souvent laissée sur ma faim parce que j’aime cette province – j’y suis née et j’y ai grandi. Je continue de croire en son potentiel de faire mieux. J’éprouve une très grande frustration devant le contexte actuel.
L’invisibilisation de la réussite des universitaires noirEs
En juillet dernier, j’ai appris que j’avais été sélectionnée comme Fellow aux Nations Unies dans le cadre de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) pour laquelle nous sommes à mi-chemin. Nous avons toujours un manque d’action d’envergure du Canada, mais surtout du Québec, qui se distingue dans son déni du racisme systémique au pays. Je trouve anormal que j’ai lutté depuis ce temps pour avoir droit à un communiqué de presse officiel de mon université, l’Université d’Ottawa et de mon alma mater, l’Université McGill, que je n’ai toujours pas à ce jour. L’école de service social de l’Université d’Ottawa a toutefois parlé de ma sélection.
Une expérience similaire m’a été reflétée par une étudiante noire, Daniella Ingabire, qui a fait partie d’un panel avec une ancienne gouverneure générale, Michaëlle Jean, et le député de Hull-Alymer, Greg Fergus, et qui elle aussi exprime avoir été ignorée par l’administration de l’Université d’Ottawa alors que les universités doivent rendre visible la réussite de sa communauté étudiante et professorale.
Plutôt, c’est la GSAED qui a visibilisé ma contribution, sans que je ne le demande, à la communauté universitaire en faisant un portrait de mon parcours, il y a quelques jours, dans une infolettre pour le Mois de l’Histoire des Noirs. Cela m’a valu un courriel surprise et adorable d’une étudiante que je ne connais pas qui m’a qualifiée de « véritable étoile filante ».
Mine de rien, Daniella et moi-même faisons office de modèles en quelque sorte pour des étudiant.e.s noir.e.s qui ne se reconnaissent pas dans les plans de cours et dans le corps professoral en place.
Ça évite, à long terme, d’avoir une fabrique d’apatrides de génération en génération comme l’expliquait Alkhalidey à Tout le monde en parle. Il faut que nous devenions une masse critique dans ces institutions de pouvoir pour notamment les transformer pour le bien-être de tous.
C’est d’ailleurs en grande partie l’essence de la résistance des étudiant.es noirs de l’Université d’Ottawa et qui y dénoncent le racisme anti-noir qui y perdure depuis très longtemps. Malheureusement, lors de cette controverse, les premiers concernés ont été relégués dans une posture de témoins passifs par les médias francophones.
Les conséquences de la polarisation pas COVID-proof : le terrain miné de l’autocensure
Je trouve aussi anormal que je ressente le besoin d’être le bouclier de plusieurs personnes, notamment d’un professeur masculin et blanc, qui a des privilèges, mais qui a été d’une grande écoute et compassion, davantage que certaines femmes se disant féministes. Il me permet réellement de développer ma propre posture, même si elle diffère de la sienne. J’ai fait le choix conscient de ne jamais dire un mot négatif en public à son égard en cas de désaccords dans nos discussions parfois difficiles, mais franches et nécessaires sur ces enjeux dans des contextes de « gauche ». C’est un homme très respecté et apprécié pour son engagement soutenu et de longue date avec les groupes communautaires féministes, un homme de bonne foi et d’une profonde sensibilité et qui a prouvé sa légitimité dans ce milieu. Un professeur qui a obtenu son poste il y a de très nombreuses années, dans un autre contexte que celui de 2021.
Je ne trouve pas non plus normal que je doive m’empêcher d’enseigner un cours sur la « diversité » même si je suis en apparence une bonne candidate pour un tel sujet. Je n’ai pas voulu l’enseigner en grande partie parce que je trouve que c’est un sujet beaucoup trop sensible à enseigner sur une plateforme style Zoom à une classe de 200 étudiant.e.s où l’attention est à géométrie variable, même pour les plus doués en contexte non pandémique. Je suis une experte en herbe et je vais certainement faire des erreurs au cours de ma carrière qui débute. C’est déjà assez difficile de « read the room » en général. Imaginez derrière un écran d’ordinateur où l’on ne voit pas les visages. Imaginez en tant que neuroatypique dont la différence cognitive n’est pas forcément visible et qui a parfois de la difficulté à décoder les émotions des gens en personne.
De manière générale, je ne trouve pas normal de parler à toutes sortes de personnes en milieu académique (et même au-delà), peu importe leur couleur ou leur rang, qui me disent avoir peur de s’exprimer, peur de faire des erreurs qui pourraient leur coûter leur gagne-pain et leur réputation.
Moi aussi, j’ai souvent peur quand je m’exprime. J’ai peur de me tromper. Je demande de la rétroaction continuellement pour être certaine que la forme ne dénature pas le fond de mon propos. Parfois j’y arrive, d’autres fois non. Or, la maladresse est parfois nécessaire pour justement provoquer des débats, réflexions et pouvoir éclairer des angles morts des rapports de pouvoir. C’est important de vivre des révolutions intérieures par ces discussions tantôt houleuses, parfois difficiles, mais absolument nécessaires pour la solidarité et le bien-être de tous les Québécois d’aujourd’hui et de demain. Mais encore faut-il que ce ne soit pas des occasions manquées ou ratées d’éveil collectif.
Blâmer strictement les réseaux sociaux pour ce climat de polarisation est malhonnête. Les réseaux sociaux sont là pour rester et sont un certain reflet de notre société, dans son meilleur et son pire. Des mouvements sociaux de tout acabit avec des réels impacts hors web sont nés en ligne en raison des angles morts de nos élites. Autant accepter cette nouvelle réalité et apprendre à dompter la bête jusqu’à la prochaine innovation de notre temps ou du siècle prochain.
La résilience doit aussi être collective et sociale
La révolution des mœurs (qui est déjà bien entamée au Québec) doit être menée par et avec des femmes noires ayant des regards et des perspectives diverses, sinon elle sera vaine et nous serons tous vaincus. Le propos des femmes noires est pertinent pour l’ensemble de la société. Bien qu’elles peuvent être utiles, nécessaires et contribuer à la sensibilisation des individus à petite échelle, ce ne sont pas des formations à la diversité ou à l’inclusion qui vont changer en profondeur la fabrique de nos instances de pouvoir et de décision, quelles qu’elles soient.
Pour changer, un tant soit peu les institutions, ça prend malheureusement des électrochocs à la George Floyd parce que ces premières sont toujours à la remorque des seconds.
Les véritables censeurs : nous sommes tous à cran et c’est en raison de nos élites
Je ne trouve pas ça normal qu’on en soit rendu là. Ce n’est pas la faute de la « gauche québécoise woke » (comme si la gauche était un bloc monolithique; et que veut-on dire par « woke »?). Ce n’est pas la faute de la « cancel culture ». C’est la faute de nos élites médiatiques et politiques qui « skippent des débats » ou qui « résument » des sujets d’une profonde complexité avec des reportages de cinq minutes ou uniquement durant le Mois de l’Histoire des Noirs. Il faut aborder ces enjeux de manière transversale à l’ensemble de nos institutions au Québec, comme on s’efforce un tant soit peu de le faire pour le sexisme, et ce, 12 mois par année.
Quand on regarde les définitions de « censure » (il y en a plusieurs et celles-ci ont évolué au fil du temps), l’une qui ressort est notamment celle qui est exercée par une institution de pouvoir, qu’elle soit religieuse ou étatique.
Une chose est sûre, une société dont la culture et les mœurs ne changent pas est une société morte et figée. S’adapter au changement est l’une des choses les plus difficiles et déstabilisantes pour un être humain, mais il faut le faire pour passer l’épreuve du temps.
Nous pouvons être responsables ET faire mieux
Nos médias pourraient être un réel véhicule d’éducation et de sensibilisation populaires sur de nombreux enjeux contemporains de société, or ce n’est pas encore tout à fait le cas, parfois c’est même plutôt le contraire. Parfois, certains médias et chroniqueurs jouent volontairement le jeu de la polarisation et de la division pour renflouer les coffres de la mauvaise foi et de la démagogie ad viternam.
Tous les êtres humains ont des angles morts, moi y compris. Or, ça n’existe pas des gens qui crient au loup pour rien. Il y a toujours une bonne raison. Il faut vouloir creuser pour en savoir plus, même si c’est insécurisant au premier abord. À vrai dire, quand on se fait gaslighter à longueur de journée depuis des siècles, quand on dit qu’on a mal, c’est un peu normal qu’en 2021, des gens.ses finissent par se fâcher.
Kharoll-Ann Souffrant, M.S.S., étudiante au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa, boursière Vanier, Fellow 2020 des Nations Unies pour les personnes d’ascendance africaine
L’autrice tient à remercier chaleureusement Daniella Ingabire, Julie Tran et la professeure Maika Sondarjee, Ph.D., toutes trois de l’Université d’Ottawa pour leur appui, leurs commentaires constructifs et instructifs sur ce texte.