Chère Laurie,
J’ai sans conteste un parcours de vie trépidant. Du haut de mes 38 ans, j’ai l’impression d’avoir en quelque sorte un vécu sans faute, ou presque. J’ai accompli la plupart des choses auxquelles je rêvais… J’ai voyagé à travers le monde, je me suis nouée d’amitié avec des tonnes d’êtres humains stimulants, ambitieux, variés et profonds. J’ai bâti une carrière inespérée dans un domaine qui me passionne et qui fait une différence, mes finances n’ont cessé de s’améliorer jusqu’à me donner un sentiment de sécurité. J’ai connu deux relations amoureuses, une longue et stable et une autre passionnée et fougueuse. Je suis, donc, globalement très satisfaite de mon bilan de vie et, aussi, fin prête à fonder une famille. J’ai toujours rêvé d’avoir d’être mère. Mais voilà, ma dernière passion s’étant terminée il y a cinq ans, la vie ne m’a pas remise sur le chemin des papillons. Elle a décidé que j’allais vivre un long moment de célibat, parsemée de relations sans substance. Ce qui fait qu’aujourd’hui, mon rêve de fonder une famille est mis à mal, ou plutôt, le rêve de fonder une famille avec un amoureux est compromis.
Le fait est que ma plus récente relation sans substance et sans papillons m’a ensemencée et je suis enceinte de quelques semaines. J’ai beaucoup de respect pour le père, mais je n’en suis pas amoureuse. Je sais qu’il sera entièrement présent pour l’enfant et j’ai un réseau social solide pour m’appuyer. Mais voilà, cela fait plusieurs années que je suis célibataire et je rêvais de cesser de l’être. Et le fait que je ne sois pas en amour et enceinte prolongera mon statut marital de quelques années. J’entends déjà dire les gens « mais non, tu ne seras pas célibataire pour toujours parce que tu as un enfant seule », mais ma petite voix interne, la même qui m’a dit que j’allais passer ma trentaine célibataire, me dit que je le serai encore longtemps.
Mon parcours de vie est-il en train de m’apprendre que la perfection ne dure jamais?
MCED (Mère-célibataire en devenir)
Chère MCED,
Il y a quelques années, ma coloc et moi avions passé le mois de décembre à tenter d’écouter toutes les comédies romantiques du temps des Fêtes sur Netflix. On a vite compris que la tâche était impossible, ces films étaient tout simplement trop nombreux. À chaque année, ils se multiplient. Les producteurs, pas fous, capitalisent sur notre avidité à se rassurer auprès de romances-savons dans une période intrinsèquement nostalgique.
Cette semaine, j’ai écouté A California Christmas, histoire de suivre les traditions (attention, si tu ne l’as pas vu, spoilers). Pour un film de moins de deux heures, ça m’a pris quatre heures à le regarder au complet. Je devais prendre des pauses et envoyer chacune de mes observations acide et cynique par texto à une amie (demande-moi pas pourquoi je me suis infligée de le finir, c’est juste comme ça, je suis de toute évidence maso). J’étais découragée qu’encore aujourd’hui, le film le plus regardé de la semaine au Canada (oui oui, numéro un), nous montre un homme qui ment délibérément pour séduire une fille dans le but de la convaincre de lui vendre sa terre, se fait prendre à son propre jeu et est lui-même séduit (parce qu’il a un trou au lieu du cœur et trouve en elle un substitut de sens moral), la sauve de la dérive financière (parce qu’ultimement faudrait pas oublier que la raison du couple, c’est quand même ça) et à la fin elle lui pardonne tout pour vivre un amour monogame sur un faux décor de vignoble (je résume). On aime ça, des histoires comme ça.
Tu trouves peut-être que je m’éloigne de ta situation, MCED, mais il me semble que c’est l’attachement à ce mythe de l’amour-rédempteur qui te torture. Le problème des cadres culturels aussi rigides que ceux de la famille nucléaire et de la relation amoureuse rédemptrice, c’est qu’ils ont la couenne dure. Ils résistent à l’usure du temps et aux tentatives de démolition parce qu’ils représentent une vision de la vie rassurante : linéaire, prévisible, contrôlable. On aura beau te répéter pendant des années que le couple n’est pas une garantie de bonheur, que tu ne dois pas attendre ça pour vivre, le fait est que ces mythes sont ancrés si profondément dans notre psyché, ils ne peuvent pas disparaître à coups de rationalisations. Abandonner ces mythes, c’est faire un deuil. C’est se départir d’une partie de soi-même et surtout, d’un sentiment qu’il y a une solution toute faite aux incertitudes de l’existence. Pour faire ce deuil, tu dois te permettre de vraiment ressentir le vide qu’il crée. Il faut que tu trouves un espace d’écoute pour cette douleur de ne pas voir la vie se dérouler comme tu l’avais envisagée.
Après avoir passé plusieurs années dans la trentaine comme femme célibataire, MCED, tu sais certainement mieux que quiconque le type d’inconfort causé par le fait de sortir du modèle traditionnel de réussite féminine. Quoiqu’on en pense, socialement, une mère dans un couple stable (encore plus si ce couple est hétérosexuel) est encore perçue comme ayant « réussi » quelque chose que sa sœur célibataire sans enfant aura échouée. On célèbre les unions durables comme des réussites, mais étonnant qu’on considère l’absence d’union (ou la séparation) comme un échec.
J’ai toujours eu un malaise avec les félicitations qui viennent avec anniversaires de mariage. Comme si c’était en soi un accomplissement de demeurer dans une relation. Comme si la longévité d’une relation était une mesure de sa qualité. Comme si tout le monde partait du même endroit, de l’enfance, pour gravir les échelons sociaux d’une vie sentimentale réussie aux yeux de tous. Or, selon nos expériences de jeunesse, on est tous plus ou moins bien préparés à établir des relations affectives saines. Et pour plusieurs, si on ne veut pas répéter des patterns toxiques, il y a des années de travail sur soi à faire avant de pouvoir être dans une relation amoureuse satisfaisante.
Comme femmes héritières d’un féminisme de deuxième vague, nous sommes aux prises avec des injonctions internes et externes multiples et surtout, contradictoires. On nous a fait miroiter que non seulement on pouvait tout avoir, mais qu’il fallait tout vouloir : la carrière, le couple, le pouvoir, la maternité épanouie. On est porteuses d’attentes immenses envers la vie. Surtout, l’idéologie néolibérale nous a convaincues que c’était en notre pouvoir individuel d’obtenir tout ce que nous désirions et que c’était notre responsabilité individuelle de tout mettre en œuvre pour l’obtenir.
Tes mots me parlent de ce besoin de construire un récit cohérent de ton parcours de vie, faire sens de ton expérience jusqu’à présent pour y intégrer une expérience qui n’est pas librement choisie, du moins dans la façon dont elle se présente à toi. Mais si tu y penses un instant, je pense que tu constateras assez rapidement que les autres jalons de ton parcours n’étaient pas plus choisis que celui-ci. Tu me parles de ton parcours de vie comme d’une perfection qui ne dure pas. D’un vécu presque « sans faute ». Comme si tu avais une liste où tu avais pu tout cocher, sauf un item. Je salue ta capacité à éprouver de la gratitude pour tes expériences, mais vois-tu que cette façon de concevoir ta vie reproduit ce schéma linéaire, prévisible, contrôlable?
Tu es à la veille de donner naissance à une nouvelle vie et, crois-moi, ce nouvel être ne générera que plus de chaos. Un chaos magnifique, une vie qui a ses propres désirs, ses propres besoins. Tu ne le feras pas dans un contexte traditionnel, certes. Et ça vient avec des défis. Je te souhaite de tout cœur que le père, lui, n’ait pas besoin du cadre traditionnel de la famille nucléaire pour prendre à cœur ses obligations. Mais pour ton enfant, le plus important, ce ne sera pas de vivre dans un modèle de famille ou un autre. Ce sera de se sentir aimé et en sécurité, auprès de parents qui savent comment bien s’entourer, comment communiquer adéquatement et comment prendre soin d’eux-mêmes, qu’ils soient ensemble ou non. Je te conseille vivement d’avoir une conversation claire avec le père pour établir les bases de votre nouvelle relation de coparentalité, mettre au clair les attentes de chacun, et s’entendre sur la nécessité de garder la communication ouverte pour réajuster le tir au fur et à mesure.
Par ailleurs, pour résister à la pression sociale ou transformer ce qu’elle a pu nous inculquer, il faut se bâtir une communauté. Tu n’es pas seule dans cette trajectoire, qui tu le sais, est plus fréquente que jamais. Nourris tes liens avec les gens qui autour de toi te semblent le mieux savoir s’inventer eux-mêmes. La créativité est contagieuse, et elle vient avec une empathie qui est un antidote au sentiment de solitude.
Est-ce que ça veut dire pour autant que tu devras au final accepter, comme tu sembles penser qu’il soit nécessaire de le faire, un célibat forcé par ta condition de mère? Je ne crois pas. Soyons réalistes, c’est vrai que les premières années, tu seras prise dans un tourbillon, peut-être que les occasions sociales de rencontrer seront moins fréquentes. Mais peut-être aussi que cette expérience te permettra de découvrir les raisons pour lesquelles tu tenais autant à ce rêve de famille traditionnelle, de changer l’angle par lequel tu perçois tes besoins affectifs.
Je te souhaite, MCED, de célébrer le chaos dansant de la vie et d’utiliser son tourbillon pour trouver ton centre. Ultimement, c’est dans la connexion avec soi-même que se trouve la possibilité de déconstruire les mythes sociaux que l’on a si solidement internalisés. Et c’est dans cette même connexion à soi-même que se trouve la possibilité de rencontrer l’autre comme autre, et développer un amour authentique.
Laurie