Notre époque est celle de la démesure… La pandémie, la crise écologique et la crise politique en cours ne sont pas des accidents éphémères. Elles sont encastrées dans la structure de notre société. C’est l’inévitable « progrès » qui les a provoquées. Elles sont là pour rester.
Les actions et discours visant à contrer la pandémie et la prise du pouvoir de Trump sont toutefois du même ordre : ils réclament un « retour à la normale ». On ne s’intéresse pas plus aux conditions ayant permis l’élection du démagogue qu’à celles qui ont provoqué la pandémie. Aucune porte de sortie n’est envisagée, sinon par la gauche radicale, et encore.
Radical
Pour sauver le monde (de lui-même), des transformations radicales s’imposent. Nous sommes cependant incapables d’imaginer un tel changement. Certains dansent sur sa tombe, d’autres la pleurent en silence, mais le constat est identique : l’utopie est morte et enterrée. Il y a longtemps qu’elle n’enchante plus personne, sinon quelques marchands de fantasmes en série.
Ce désenchantement a des conséquences importantes: il provoque le cynisme et le ressentiment, victuailles essentielles aux déclinaisons extrêmes de la droite. La souffrance éprouvée par la population se transforme en haine de l’autre (qui est aussi une haine de soi) et en affection pour la puissance des « grands » (personnification de notre impuissance).
Des promesses…
Cette disparition de l’utopie n’arrive pas de nulle part. Les promesses libérales ont été capturées par le pouvoir de l’argent, la révolution socialiste par la dictature bureaucratique. Il est désormais convenu de le dire: les « rêves éveillés » imaginés par le philosophe Ernst Bloch se sont évanouis suite à ces déroutes successives. À un point tel que l’utopie est désormais considérée comme suspecte, voire dangereuse.
En Europe, Syriza, le parti grec de la « gauche radicale », a courbé l’échine face à l’oligarchie des banques européennes. En Amérique latine, pratiquement tous les partis de gauche sont tombés dans la corruption et l’autoritarisme. Aux États-Unis, on connaît les déboires de Bernie Sanders, candidat démocrate dont le programme pourtant très modéré a été démonisé par l’ensemble des médias, la classe politique et l’establishment de son propre parti.
À chacun de ces épisodes, la presse occidentale en entier a utilisé les mêmes qualificatifs pour discréditer cette hérésie: « irréaliste », « radical », « utopiste »… Même Barack Obama a été qualifié de « communiste ». Sous son règne, rien n’a pourtant changé, sinon l’image de l’absence de changement. Les banques ayant provoqué la crise des subprimes ont été sauvées, les transformations nécessaires à la lutte aux changements climatiques ont été plus que timides et la guerre a repris de plus belle. Sans oublier que la chasse aux immigrants prétendument illégaux et le racisme des forces de l’ordre se sont prolongés sous son règne. C’est d’ailleurs sous sa gouverne « rassembleuse » que le mouvement Black Lives Matter a vu le jour.
Au Canada, le règne de Trudeau, avec son refus de tenir ses promesses concernant le mode électoral, ses tergiversations concernant les droits des Autochtones, son pipeline d’État et ses différents scandales de corruption, nous mène au même constat.
« Make america great again » : sans alternative, la révolte provoquée par la crise se détournera encore de la communauté future pour embrasser un passé fantasmé. C’est cette absence qui a mené une foule costumée à l’intérieur du Capitole hier. Comme si la pandémie allait se régler par un retour à la situation qui la provoquée, c’est également cette absence qui nous isolera tous, au creux de nos foyers, entre 8h et 5h. Ce faisant, nous ferons notre juste part afin que « comme avant » nous puissions assister à notre propre chute dans le confort de notre culpabilité disciplinée.
Sauver la terre, sauver le monde de cette sauvagerie grimpante pour en préserver la beauté, voilà qui incarne pourtant la plus vitale des utopies.