Le trafic de Salah ad-Din, avenue commerciale palestinienne en bordure de la vieille ville, ne laisse pourtant rien présager des tractations géopolitiques qui se jouent de la cité sainte. Les comptoirs de fruits débordent, les épices se présentent en monticules et les arômes de café à la cardamome embaument la rue. Au bout de cette enfilade de magasins d’électroménagers, de librairies, de pharmacies et d’hôtels se dresse la colossale muraille qui encercle la vieille ville.

Cette muraille, dont les plus vieilles pierres auraient près de trois millénaires, borde la frontière invisible séparant Jérusalem-Ouest de Jérusalem-Est. Tout près s’impose l’immense porte de Damas, cerclée sur le devant par quelques estrades formant une agora. C’est ici que, bien souvent, les Hiérosolymitains se rassemblent pour faire entendre leur indignation. Trois postes de garde enserrent l’espace, occupés par des policiers israéliens aux allures de soldats, intimidants avec leur mitraillette. Entrée empruntée presque exclusivement par les Palestiniens, elle ouvre sur le quartier musulman de la vieille ville et son souk où, chaque matin, les commerçants charrient leurs marchandises et investissent la rue. Les offres de fruits et légumes frais, de journaux et de bagels de Jérusalem se répondent en échos. Au bout des étals, quelques policiers israéliens, l’arme à l’épaule, scrutent les passants.

La vieille ville se trouve pourtant à Jérusalem-Est, en territoire palestinien, mais la présence de la police israélienne de Jérusalem y est partout. Aussi a-t-elle installé un millier de caméras de surveillance, captant les moindres faits et gestes des Palestiniens dans tous les recoins de la vieille ville. Le territoire est occupé, et partout plane ce climat d’intimidation, ce rappel constant qu’une force armée est prête à sévir.

S’il y a une ségrégation à même la vieille ville, divisée en quatre quartiers – musulman, chrétien, juif et arménien –, les gens y circulent néanmoins dans une relative liberté, qu’importe leur allégeance religieuse. À tous ceux et celles dont les vêtements ne disent rien de leurs croyances se mêlent ainsi des hommes en keffieh, des sœurs en pèlerinage et des juifs orthodoxes qui, dans leurs souliers d’écrin, les mollets galbés dans un bas blanc remonté comme au temps de Mozart, parcourent la ville en petits pas rapides sur la pierre, comme le virtuose pianotait jadis l’ivoire. En dépit des déchirures que martèlent les manchettes des quotidiens internationaux, Jérusalem incarne ce syncrétisme.

La vieille ville a un charme unique. Ses ruelles étroites, qui deviennent parfois des escaliers, sont presque impraticables pour la circulation en voiture. Plusieurs artères sont si denses que les bâtiments les chevauchent, formant des voûtes de pierre qui donnent l’impression de marcher dans un tunnel. Les toits des habitations, peu espacés les uns les autres, créent quant à eux des dédales, véritables paradis pour les chats qui s’y baladent à loisir. Étendue sur à peine 0,9 km², la vieille ville s’inscrit parmi les endroits les plus densément peuplés de la Terre, avec ses 38 500 habitants par km².

En traversant la vieille ville de rempart en rempart, on débouche sur le mont des Oliviers, duquel Jérusalem nous offre ses plus beaux panoramas. En poussant plus loin, on arrive au mont Scopus où est enclavée, au cœur du territoire cisjordanien, l’Université hébraïque de Jérusalem. On s’y trouve à près de huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer et il suffit de plisser les yeux pour apercevoir, plus à l’est, le désert et ses dunes de sable, au bout desquelles s’étend, telle une baleine échouée dans un sfumato, la mer Morte. À 423 mètres sous le niveau de la mer, ses plages constituent le point émergé le plus bas de la Terre. La vue est prenante, mais dans son étendue se retrouve aussi, en gestation, le projet E1.

200 000 colons – près du tiers de la population des colonies israéliennes en Cisjordanie – habitent dans un étau géographique qui isole Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie. Le projet E1, situé dans la zone C, a été élaboré en 1999 par le gouvernement d’Israël, qui cherchait à prolonger sa colonisation jusqu’à la mer Morte. À sa complétion, ce plan colonial scindera irrémédiablement la Cisjordanie en deux parties, au nord et au sud des colonies E1, compromettant dramatiquement une solution à deux États.

Les avis d’éviction des communautés de Bédouins habitants sur ce territoire se multiplient donc depuis quelques années. En septembre 2018, la Cour Suprême d’Israël a jugé le village palestinien de Khan al-Ahmar illégal, et sa démolition, incluant l’école qui dessert 150 jeunes de la région, bien que sans cesse retardée, pourrait être imminente. Plusieurs groupes internationaux considèrent ces démolitions comme un crime de guerre et s’y opposent farouchement.

C’est sur cet éreintant conflit que le soleil abdique, chaque jour, se mirant dans l’or éclatant du Dôme du Rocher. Encore un peu, il étire ses rayons sur les tombeaux du mont des Oliviers, puis s’évanouit dans les mamelles bleues du Saint-Sépulcre. Les murailles étouffent les dernières rumeurs de cette ville qui se couche tôt. Et enfin, la paix semble totale.

La trêve ne dure toutefois que quelques heures. Vers 5h, les cloches du Saint-Sépulcre retentissent, doux carillons auxquels se mêle aussitôt l’appel à la prière du muezzin, dont le chant onirique s’amalgame aux rêves de la nuit. À Jérusalem, ville trois fois sainte, les appels à Dieu se multiplient bien avant l’aube, mais les prières, hélas, ne semblent pas souvent entendues.