Au Yehuda Market, en plein cœur de Jérusalem, les parfums de cumin, de sumac et de za’atar achèvent d’embaumer les étals, rangés pour la nuit. Roei, serveur d’un pub de bières artisanales, me sert une IPA qu’il m’a décrite avec enthousiasme. Début vingtaine, une barbe de quelques jours, il me demande, sympathique, ce que j’ai visité aujourd’hui.
-Hébron.
Il ne dit rien, d’abord. Il a très bien entendu, mais l’évocation de cette ville – Al-Khalil pour les Palestiniens, Hevron pour les Israéliens – l’a pris par surprise. Il est désormais impossible de la soustraire du conflit israélo-palestinien et si elle n’est pas taboue, il importe en tout cas d’en discuter en prenant garde aux subjectivités présentes.
-C’est là que j’ai fait une partie de mon service militaire.
L’événement, probablement marquant dans sa vie, n’est pourtant pas surprenant. Environ 400 soldats israéliens sont stationnés à Hébron, dont la grande majorité se soumet au service militaire obligatoire – 3 ans pour les garçons, 22 mois pour les filles. Tandis que la population palestinienne de Hébron dépasse les 200 000 habitants, on n’y dénombre qu’à peine 800 Israéliens. Ainsi, un Israélien de Hébron sur trois est un militaire. Mais pourquoi?
Le conflit israélo-palestinien n’est pas que religieux, mais à Hébron, la religion en est certainement le principal catalyseur. Les heurts sont la conséquence de la présence probable – la preuve n’est pas faite, mais plusieurs éléments concourent à sa véracité – des tombeaux d’Abraham, de sa femme et de leurs descendants. Abraham – Ibrahim, pour les musulmans – est le patriarche des religions juive, catholique et musulmane, raison pour laquelle le territoire de sa sépulture est âprement disputé.
Située à 31 kilomètres au sud de Jérusalem, Hébron se trouve en Cisjordanie – ou territoires palestiniens occupés. L’histoire de la ville, vieille de plusieurs millénaires, a été marquée par une présence juive sporadique, souvent bouleversée par des mouvements haineux à leur endroit. Si l’avènement de l’État d’Israël a pu modifier les rapports de pouvoir, le dernier siècle a néanmoins été le théâtre de nombreuses tragédies – le massacre de 1929 notamment, où 67 juifs ont été tués, leurs maisons et leur synagogue saccagées, et encore celui de 1994, où un colon israélien a abattu 29 musulmans dans la Mosquée.
Conséquence de nombreuses tentatives avortées de cohabitation paisible, la ville est aujourd’hui morcelée en deux zones : H1, sous autorité palestinienne, et H2, sous le contrôle de l’État d’Israël et son armée. Il est impossible de circuler librement entre les deux zones, et les quelques accès – points de contrôle ou checkpoints – opèrent sous la supervision de l’armée israélienne.
165 000 Palestiniens habitent H1, où les rues fourmillent d’un brouhaha qui s’apparente à la vie, telle qu’elle était animée à Hébron avant son morcellement. Pour les habitants de H1, l’accès à H2 est totalement prohibé. C’est H2 qui, par le choc de la cohabitation des colons juifs et des citoyens palestiniens, frappe l’imagination.
H2 comprend la vieille ville et les lieux de colonisation juive. Elle représente environ 20% du territoire de Hébron, et c’est dans cette zone qu’habitent les 800 résidents israéliens. 35 000 Palestiniens y résident toujours, mais leur population décline rapidement, en raison de la détérioration de leurs conditions de vie et des limites imposées à leurs déplacements, assujettis à des contrôles nombreux et longs, où leur identité est vérifiée et où ils sont forcés à passer au détecteur de métal.
En 1994, l’armée a forcé les commerçants de l’une des principales artères commerciales palestiniennes, située dans H2, à abandonner leur commerce : 304 boutiques ont ainsi été désertées. On leur a offert une compensation financière qu’ils ont refusée, seule façon de contester l’arbitraire de cette décision. Aujourd’hui, l’avenue Al-Shuhada est déserte, les locaux sont vacants, barricadés, et le silence qui y règne est troublant, comme si toute la violence du conflit y reposait en latence, prête à exploser, à nouveau.
Le décor est tout aussi bouleversant dans les rues de la vieille ville, au-dessus desquelles des filets grillagés et quelques toiles de fortune ont été installés par les Palestiniens, pour se protéger de l’eau de vaisselle, de l’urine, de l’huile usée, de même que des roches et des déchets que leur balancent les colons depuis les fenêtres de leur appartement.
Reste que les problèmes débordent de la rue depuis longtemps et nombreux sont les politiciens qui, dans les deux camps, viennent mettre de l’huile sur le feu. Rien pour aider : on vient d’élire Tayseer Abu Shneineh, membre du Fatah, comme maire du conseil de ville de H1. Je vous passe quelques lignes de son curriculum vitae, mais il est triste de se rappeler qu’en 1980, Abu Shneineh et trois de ses complices ont abattu six Israéliens, en plus d’en blesser vingt. Condamné à la prison à vie, on l’a libéré après plus d’une décennie de détention, dans un échange d’otages. Oui, la violence, symbolique et directe, vient de tous les côtés.
-Et t’es retourné depuis?
-Non. Jamais.
C’est vrai qu’il n’y pas grand-chose à faire à Hébron, pour un Israélien, sinon résister et étudier les écrits saints. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le retour des juifs dans la ville d’Hébron n’a pas été initié par la volonté du gouvernement, mais par celle de citoyens parmi les plus radicaux du mouvement sioniste. Ceux et celles qui vivent là-bas y sont donc par choix, contrairement aux soldats, comme Roei qui, obligés, les protègent…
Je ne saurai jamais ce que Roei conserve de son séjour à Hébron : un trauma, des regrets, des frustrations, des peurs, peut-être un sentiment de devoir accompli? Qui sait, peut-être s’en souvient-il ainsi que je me rappelle de ces années où, au même âge, j’étirais mon cégep. Mais j’en doute. L’évocation de Hébron a bel et bien obscurci son front, et il a fallu ce shooter avec ses collègues pour qu’il retrouve sa sérénité. Un shooter contre un peu d’oubli. La paix, après tout, tient à peu de choses. Comme l’espoir.