Il déplore plus particulièrement que des intellectuel-les s’autocensurent sur des sujets considérés comme « politiquement incorrects » par peur de ces « infamantes épithètes qui attendent parfois qui osera transgresser ces interdits ». Parmi ces sujets « tabous », il nomme les diverses questions « relatives au genre […] à l’immigration, au nationalisme, à la race et au racisme […]. » (Baillargeon, 2019, p.18). Les mots tels que « microagressions », « appropriation culturelle » et « safe space [espaces protégés]» sont aussi pour lui le signe d’une menace à la liberté d’expression et la liberté académique (Baillargeon, 2019, p. 22). Ces menaces à la liberté d’expression sont devenues, à ce jour, son cheval de bataille.

Vous comprendrez donc que nous avons été surprises du silence de ce fervent défenseur de la liberté académique le 6 décembre dernier, lors de la journée de commémoration de l’attentat antiféministe qui a eu lieu à l’École Polytechnique de Montréal. Car, si la liberté académique comprend le droit d’évoluer dans un milieu universitaire et de contribuer à l’avancement des connaissances sans craindre de représailles, l’attentat à Polytechnique est de loin, l’une des limitations les plus violentes que le Québec ait connu. Bien au-delà de la liberté de dire, les étudiantes Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Klucznik-Widajewicz, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault et Annie Turcotte et la secrétaire Maryse Laganière, se sont vues retirer la liberté d’exister tout court.

La liberté d’exister comme pilier de la vie démocratique et académique

L’atteinte à la liberté d’exister dans le milieu universitaire ne s’est pas éteinte avec ces quatorze femmes tuées parce qu’elle était « femmes », au contraire, la terreur de cet acte nous affecte encore à ce jour. En 2016, les femmes composaient seulement 22 % des inscrites au premier cycle en génie. Comme nous l’a rappelé en novembre la professeure Wendy Cukier, il s’agit d’un retard considérable en comparaison aux autres pays industrialisés.

Au-delà des murs de Polytechnique, plusieurs femmes ont peur de se dire féministes, et nous ne sommes pas les seules à barrer les portes des locaux pour étudier à l’université.

Il ne s’agit pas de peurs infondées, car des événements nous rappellent sans cesse que notre sécurité n’est jamais assurée. En 2016, la chercheuse Sandrine Ricci porte plainte contre un homme qui publie sous la page Facebook du Réseau québécois d’études féministes (RéQEF) des liens qui mènent vers des photos de Marc Lépine, ainsi que des « #JeSuisMarc ». Des étudiantes responsables de la revue FéminÉtudes ont aussi porté plainte lorsqu’elles ont reçu des menaces et des messages haineux ; celle-ci n’a toutefois pas été retenue. En 2017, les termes « feminazie » et « fuck you » ont aussi été inscrits sur les murs du département de philosophie à l’UQAM, poussant plusieurs femmes à éviter ce lieu pour étudier et ainsi, assurer leur sécurité.

Il semble donc manquer cruellement un pilier à la vision de Normand Baillargeon pour assurer la vie démocratique et la vie académique : celle de la sécurité pure et simple dans l’espace universitaire. Parce qu’il faut d’abord pouvoir exister dans cet espace pour pouvoir avoir la liberté de dire.

« JE ME SOUVIENS DE JOHN LENNON »

Le lendemain de la commémoration de l’attentat, 7 décembre, Normand Baillargeon publie sur sa page Facebook un texte intitulé «  JE ME SOUVIENS DE JOHN LENNON », qui se pose en miroir aux récits commémoratifs de la Polytechnique en utilisant, notamment, le thème d’« où étions-nous ». Il faut le dire, la surprise de son silence s’est estompée rapidement pour laisser place à un étrange sentiment de déjà vu. Car, dès 1989, les mobilisations et commémorations féministes ont fait face à des tentatives d’effacement : on a essayé de noyer cet événement, en diluant son caractère antiféministe, dans d’autres événements plus larges, notamment en référant à des tueries collectives aux États-Unis ou bien à l’augmentation des homicides (Mélissa Blais, 2007).

Quoique perplexes, avec la drôle d’impression qu’il y a une mise en compétition des devoirs de mémoire entre la Polytechnique et l’assassinat de John Lennon, nous avons tout de même fait l’exercice de nous rappeler de John Lennon. Eh bien, nous avons été forcées de nous rappeler, non seulement l’âme torturée du musicien tel que raconté par Baillargeon, mais ces histoires qui racontent sa violence envers les femmes. Il avoue par lui-même lors d’une entrevue avoir été violent envers les femmes, ce dont peuvent témoigner les paroles de sa chanson intitulée « Jealous Guy » :

I’m sorry that I made you cry

Oh no I didn’t want to hurt you

I’m just a jealous guy

Watch out baby I’m just a jealous guy

Look out baby I’m just a jealous guy…

Des témoignages d’anciennes compagnes ont aussi ressurgi récemment dans un article de Fabrice Pliskin. Cynthia (Powell) Lennon y mentionne : « Le lendemain, à la fac, il m’a suivie dans les toilettes des filles au sous-sol. Quand je suis sortie, il m’attendait avec un air sombre. Avant que je puisse parler, il a levé le bras et m’a frappée au visage, envoyant ma tête cogner contre les canalisations qui couraient le long du mur. » Ainsi, commémorer John Lennon, se rappeler ces actes de violence dans les toilettes de la fac, le lendemain de l’attentat antiféministe perpétré à Polytechnique est pour le moins ironique.

Il faut toutefois remercier Baillargeon de nous forcer à nous souvenir de John Lennon, parce que cela nous rappelle qu’au-delà de l’attaque antiféministe perpétrée le 6 décembre 1989, nos espaces, nos salles de classe et nos toilettes, sont aussi des endroits où la violence se perpétue.

Si la publication de Normand Baillargeon se pose en miroir à l’attentat antifémiste de Polytechnique, on doit dire avec tristesse que la mémoire de John Lennon reflète encore aujourd’hui la violence toujours présente envers les femmes, et ce, à l’intérieur des murs de nos espaces d’apprentissage.

Nous discuterons volontiers de la liberté de dire ce que l’on veut à l’université quand nous aurons toutes et tous le luxe d’avoir la liberté d’y exister sans peur.

Melissa Castilloux et Sophie-Anne Morency, étudiantes à la maîtrise en science politique, UQÀM