La statistique suivante, selon laquelle 58 % des 18 à 34 ans, à Montréal, jugent qu’il n’est pas important d’être accueilli en français dans un commerce venait appuyer le dossier. Ainsi, de Richard Martineau à Josée Legault, les postulats déclinistes ont été alors lancés comme des flèches. Ces chiffres, à les croire, nous annonceraient la disparition prochaine de la langue française dans la métropole québécoise et, éventuellement, dans l’Amérique au grand complet.
Quelle serait l’une des explications de cette défaite culturelle? La soi-disant indifférence d’une jeunesse québécoise cosmopolite et anglophile, cooptée par la mondialisation. Denise Bombardier parle même de dédain pour décrire le rapport de cette jeunesse vis-à-vis de la culture québécoise, mais n’a pas tort peut-être quand elle affirme que la langue française (et par extension, la culture québécoise) n’atteint plus ni le cœur ni l’âme de la jeunesse qu’on aimerait rendre responsable de son déclin supposé.
Où se situe la rupture? Il est courant que culture et langue se suivent de près. Or, ces discours alarmistes au sujet de la langue, font-ils l’examen de la culture et des institutions qui la reproduisent et en consacrent la légitimité? Il me semble que les scrupules que l’on met à surveiller la langue disparaissent lorsqu’il s’agit d’effectuer un examen honnête de ce dont elle devrait être garante, c’est-à-dire notre culture commune.
La question de la représentation
Ma mère est québécoise et mon père est un français d’origine italienne; je suis tout ce qu’il y a de plus blanc et d’assimilable. Je suis le sujet même de la culture dominante. Comment expliquer alors que j’ai autant de mal à m’identifier à la culture québécoise? Ou alors, la question devrait être : comment pourrais-je me sentir proche d’une culture qui échoue à représenter la différence, et mes amis noirs, arabes, asiatiques, latinos? N’est-il pas évident que, du même coup, cette culture-là, en faisant l’impasse sur le monde dans lequel j’ai grandi et dans lequel j’évolue au quotidien, et sur les gens que j’aime, échoue à me représenter aussi?
Je dis thank god, car qui sait si, en l’absence du Web, ces micro-progrès auraient pu voir le jour. De même, il y avait de quoi se réjouir l’année dernière lorsque le rappeur Tizzo a remporté le Prix de la chanson SOCAN pour le morceau On fouette. Mais cette victoire est l’exception et non la règle, et le changement est lent à venir—pendant que tout un pan, d’ailleurs tragiquement blanc, de ce qu’on appelle le « rap queb » œuvre au développement d’un rap « gentil » qui voudrait plaire à Radio-Canada et à papa, et, tout à coup, faire découvrir à Réjean que « le rap, [il aime] ça, finalement ».
Le rappeur français Médine, dans ses chansons Grand Paris et Grand Paris 2, martèle intelligemment que la banlieue influence Paris, et que Paris, à son tour, influence le monde. En France, les plus grands vendeurs de la musique actuelle se nomment, entre autres, Nabil et Tarik Andrieu, Walid Georgey, Aya Danioko ou encore William Nzobazola. Ces dernier.e.s sont les nouveaux Brel et Ferré, et les histoires dont et ils et elles témoignent dans leurs morceaux sont authentiquement françaises, de la périphérie des grandes villes.
Prendre sa place dans le monde?
Il apparaît toutefois que nous habitons ici une société où le refus de se laisser influencer par la périphérie – et donc les marges – et ses nouveaux talents est constant. Prenons Kaytranada, un producteur et DJ né à Port-au-Prince, en Haïti et ayant grandi à Longueuil. Au fil des années, il a collaboré avec certains des plus grands noms de la musique actuelle, notamment Anderson Paak. En 2016, il a remporté le Prix Polaris pour son album 99.9 % et est aujourd’hui nominé aux Grammys. Prenons High Klassified qui, comme « Kaytra », fait figure d’étoile montante de la scène hip-hop montréalaise. Lavallois d’origine haïtienne, il a produit pour des artistes comme Future ou The Weeknd.
Ces artistes de « chez nous » dont le talent fait vibrer les clubs de toutes les grandes villes du monde, nous ne les avons jamais vus ni entendus sur des plateaux de télé à heure de grande écoute. Furent invités, par contre, récemment, à Tout le monde en parle, deux rappeurs aux accomplissements moindres en comparaison, quand il s’agissait de faire une controverse autour d’une injure raciale. Comme s’il nous était impossible, finalement, de ne pas réduire les personnes racisées à leur couleur, quoiqu’elles soient en mesure d’accomplir. Heureusement, « Kaytra » et « High Klass » n’ont pas besoin de nous. Grâce à internet, l’influence aura lieu, sans que nous servions d’intermédiaire, sans que notre culture, murée dans la certitude de n’avoir pas besoin d’eux, n’en ressorte enrichie. Ainsi, Laval et Longueuil influenceront le monde sans laisser leur marque sur le nôtre.
Je ne sais pas pourquoi j’attends toujours un support venant des medias Montréalais, genre j’ai fait 75% de Bubba chez nous et vous me mettez under the rug juste parce que mon projet est …. en anglais… ou simplement pas vos chansons rock classique… lol actually never mind.
— KAYTRA (@KAYTRANADA) November 25, 2020
Il vous semblera peut-être que je m’éloigne du problème qui nous intéresse, mais ce serait perdre de vue le simple fait que toute est dans toute. Il ne me paraît pas excessif de suggérer que le problème du français à Montréal et le problème de la diversité au Québec sont un seul et même problème.
Il y a quelques décennies, au Québec, on se revendiquait tiers-mondistes, amis de l’Algérie et de l’Angola, plus colonisés que colonisateurs. On se revendiquait « n**** » comme d’autres se seraient revendiqués prolétaires. Beaucoup de chose a changé, dirait Tizzo, écorchant au passage la langue qu’il contribue pourtant à faire vivre, tiqueront certains.
Nous choisissons d’étudier à McGill, à Concordia et à Dawson parce qu’il nous semble que s’y trouvent des voies de passage vers un autre monde. Et bercés par les prétentions universelles de cultures plus vivantes que la nôtre, nous partons à l’aventure de cet ailleurs. Et quand, finalement, enveloppé par ce nouveau monde, on revient chez soi, et qu’on arpente les ruelles de ce qui nous semble être devenu un village en comparaison, on réalise combien étouffante est l’idée que « notre pays » a de lui-même.
Des occasions manquées
La semaine dernière, sur un plateau de télé, à heure de grande écoute justement, le comédien Adib Alkhalidey déclarait : « Moi j’ai trente ans, j’ai grandi à Ville-Saint-Laurent. Les jeunes qui ont dix ans aujourd’hui vivent la même chose que j’ai moi vécu à dix ans. Ils ne regardent pas la télé parce qu’ils ne se voient nulle part, et quand ils se voient, on rit d’eux et on les humilie. […] En ce moment, on est en train de priver une génération au complet du droit d’appartenir au Québec, du droit de s’identifier à la culture québécoise. […] On passe à côté de beaucoup de potentiel ».
Comment, disait-il, ne pas entendre l’injure? Comment, en effet, ne pas avoir mal. Pour eux, et pour l’échec de notre presque-pas-pays à se rêver moderne, à voir plus loin que l’idéal passéiste qu’il a de lui-même. Réveillés un matin dans un monde où sonnaient les sirènes de la diversité, non pas par idéologie ou dogmatisme, mais parce que certains voulaient juste vivre.
Dans l’engouement des immigrants pour la langue anglaise, il y a beaucoup plus, je crois, qu’une bête practicalité de nature économique, il y a un désintérêt généralisé face à une culture essoufflée qui peine à se renouveler et qui, fatalement, n’inspire plus. Je le ressens aussi. La vérité est-elle réellement autre? Non, la vérité est glaciale et simple comme l’hiver de mon pays.
Vous aimeriez sauver le français? Ne méprisez pas le droit de ces jeunes d’appartenir au Québec et vous bonifierez vos chances du même coup; « votre » culture ne survivra pas sans eux. Comprenez qu’il est très tentant pour nous, « la jeunesse », et presque naturel maintenant, de vouloir quitter le navire de la culture québécoise sans même chercher à le rabouter. Car, voyez, là, comme les mâts branlent et comme la proue laisse entrer l’eau, et comme les boulons et les vis qui s’efforcent d’en faire tenir les planches depuis des décennies s’usent et menacent de céder, et comme il serait salutaire de les changer.
Joshua Pace, traducteur.