Collectivement, on considère que notre filet social est une richesse au Québec. On trouve que les personnes qui travaillent dans le communautaire sont fortes, généreuses et dévouées pour travailler avec des personnes vivant des situations difficiles tous les jours. Quand je parle de ce que je fais, il y a toujours quelqu’un pour me dire que c’est tellement important comme travail, mais qu’il ne serait pas capable de le faire. Puis, quand je parle de la précarité dans le communautaire, on me dit qu’au moins les valeurs qu’on défend et les conditions de travail compensent pour les salaires peu compétitifs.

Pourtant, que des employées de Jeunesse J’écoute se tournent vers les médias pour dénoncer des conditions de travail inhumaines dans leur organisme n’a rien de surprenant. Nombre d’organismes communautaires sont gangrénés par de mauvaises pratiques de gestion où intimidation, culpabilisation, menace et pression à l’efficacité sans les ressources pour l’atteindre poussent les intervenantes à l’épuisement total et au changement de milieu.

C’est d’ailleurs un secret de polichinelle qui maintient la structure déficiente en place : tous sont conscients que la situation ne fonctionne pas, mais les personnes qui ont la possibilité d’agir à l’interne — le conseil d’administration, les gestionnaires — ne le font pas.

Celles-ci blâment les intervenantes plutôt que de reconnaître l’existence de problèmes organisationnels et structurels. Cependant, ces derniers sont nombreux et connus depuis longtemps : sous-financement des organismes communautaires, pression des bailleurs de fonds pour innover et atteindre des cibles toujours plus grandes, exigence de résultats visibles et quantifiables, entre autres.

Ainsi, plutôt que d’admettre qu’il n’est pas possible de développer de nouveaux projets tout en continuant à prendre les appels, participer aux rencontres, offrir de l’écoute aux gens qui ont besoin de parler, répondre aux courriels des partenaires, être présentes pour les personnes qui fréquentent l’organisme, offrir de la visibilité aux bailleurs de fonds, compiler des statistiques, participer aux consultations et à toutes les « tâches connexes » qui s’ajoutent chaque semaine, de nombreux gestionnaires pressent leurs employées à tout faire jusqu’à ce qu’elles soient complètement vidées. Elles s’épuisent à tenter de pallier le manque de ressources. Elles se brûlent à tenter de fonctionner dans une organisation malade et partent. D’autres leur succèdent, passent par le même processus de rouleau compresseur et sont remplacés à leur tour. J’ai moi-même rejoint un organisme où l’équipe était à refaire. Nous étions trois à être embauchées au même moment. En quelques mois, j’étais en arrêt-maladie, l’une avait démissionné et l’autre était renvoyée pour insubordination.

Si les organismes communautaires survivent malgré tout, c’est sur le dos des employées, au nom des valeurs qu’elles défendent et au bénéfice des personnes en position d’autorité dans ces organismes.

Sans la supervision du conseil d’administration, souvent factice, les gestionnaires ont alors tout le loisir de mener l’organisme comme bon leur semble, dans la volonté que l’organisme obtienne du financement et perdure, mais par des pratiques violentes et des dynamiques de pouvoir malsaines jamais questionnées. Rencontres d’équipe sur l’heure du midi, pression à travailler même quand on est malade, culpabilisation lorsque des limites sont mises ou que les pauses sont prises, menace lorsqu’il y a trop d’heures accumulées, manipulation émotionnelle et psychologique autour de la survie de l’organisme, bref, toutes les tactiques sont utilisées pour que les intervenantes continuent, malgré elles.
Quand l’information sort dans les médias, comme pour Jeunesse J’écoute au début du mois ou La Pépinière Espaces collectifs cet été, nombre de personnes s’étonnent de la présence de ces pratiques dans les organismes communautaires, mais pas celles qui y travaillent. On sent un bref moment de joie que la vérité sorte au grand jour et l’on espère que nos propres gestionnaires vont comprendre que leurs pratiques sont toxiques. Puis, on se rappelle que nos emplois sont en jeu, qu’on n’a pas toutes la même possibilité de démissionner ou qu’on croit aux valeurs défendues par l’organisme. Alors le moment d’euphorie passe, on retourne travailler et l’on se questionne. Puisque les besoins déjà criants augmentent en temps de pandémie, qui va maintenir ce filet social, de plus en plus élargi, si nous sommes toutes tombées dedans?

Alors que le milieu communautaire était autrefois considéré comme un vecteur de changement social, il faut se demander s’il n’est maintenant qu’un vestige du passé. Où la logique comptable prime sur l’humain, où l’atteinte de cible l’emporte sur le moyen et où la survie des organismes triomphe sur les personnes qui y travaillent. À leur corps défendant.

Mélanie Ederer, candidate à la maîtrise en travail social à l’UQÀM