Qu’est-ce, au juste, que la fragilité blanche? Selon DiAngelo, c’est un « état dans lequel même un minimum de stress racial devient intolérable, déclenchant une série de mouvements défensifs » chez les blancs. Quelles sont ces réactions? La « colère », la « peur » et la « culpabilité », ou encore l’« argumentation » ou le « silence ».

La fragilité blanche est donc une espèce d’état psychologique s’emparant des blancs lorsqu’ils sont confrontés à leur racisme. Ils sont « privilégiés », ils « dominent la société » et toute remise en question de leur inévitable racisme provoque chez eux de la « dissonance cognitive ».

Tourner la tête

La circularité de la réflexion de DiAngelo est pour le moins étourdissante. D’une part, elle affirme que les blancs considèrent le racisme comme un discours ou une attitude plus ou moins haineuse et discriminatoire. Jusqu’à tout récemment, c’était d’ailleurs la définition du phénomène admise au sein de la population et dans les pages du Larousse. De l’autre, elle définit le racisme comme le refus inconscient, mais inévitable d’assumer sa blanchité, ses préjugés et sa position supérieure dans la société. Ainsi, lorsque les blancs refusent d’admettre qu’ils sont racistes (selon leur propre définition), elle en déduit inévitablement qu’ils font preuve de fragilité blanche (en se basant, bien sûr, sur sa définition à elle).

Plus encore, puisque selon elle « le racisme est inévitable », n’importe quelle critique « blanche » du concept vient en confirmer la justesse. Toute l’idée de fragilité repose sur ce tour de carrousel intellectuel.

La réaction négative des blancs n’est pourtant pas (ou du moins pas toujours), le résultat d’une hypersensibilité raciale, mais bien d’une tension entre les différentes définitions du racisme. Si les blancs réagissent négativement aux propos de DiAngelo et de ses nombreux successeurs, c’est vraisemblablement parce que le message reçu n’est pas celui qu’elle envoie. Il y a fort à parier que si elle avait questionné son auditoire en définissant ses concepts, les résultats seraient radicalement différents, ou du moins que la boucle ne serait pas aussi facilement… bouclée.

Papa DiAngelo

Un autre élément critiquable des travaux de DiAngelo repose sur le paternalisme avec lequel elle traite les personnes de couleurs. Le lecteur ou la lectrice attentive l’aura peut-être remarqué: la fragilité blanche inclut non seulement les réactions émotionnelles, mais aussi cette manie qu’on les blancs … d’argumenter. Selon cette éthique particulière de la discussion, argumenter reviendrait à « invalider l’expérience des personnes non-blanches ».

DiAngelo nous enseigne conséquemment une série d’ « instructions » – son livre a pour sous-titre, rappelons-le: « manuel de l’antiracisme » – afin de « bien » discuter avec des personnes de couleurs. Certaines attitudes sont acceptables (réfléchir, se remettre en question, s’excuser…), d’autres non (pleurer, avoir un langage corporel « hostile »…), etc. Autrement dit, les noirs ne sont pas considérés comme des êtres rationnels capables d’imposer eux-mêmes le respect à leurs interlocuteurs, de débattre, de raisonner et de convaincre : les blancs doivent les aider.

Une telle « analyse » n’est pas sans poser de problèmes. Est-ce vraiment nécessaire de rappeler que les noirs et les blancs ont des opinions situées par-delà la couleur de leur peau?

D’une manière (presque) sophistiquée, DiAngelo reconduit le racisme qu’elle dénonce pourtant avec raison. À la manière des poètes qui font des femmes des déesses ou des anges tombés du ciel, elle transforme les noirs en objets inanimés. Ils deviennent diminués et déshumanisés, ils perdent le droit d’être autre chose que ce qu’on attend d’eux. « Sa solution à la fragilité blanche, en d’autres termes, met de l’avant une condescendance élaborée et impitoyablement déshumanisante envers les Noirs », affirme l’auteur John McWhorter, elle enseigne « comment être raciste d’une toute nouvelle manière ».

DiAngelo reconduit effectivement de manière acritique les fausses catégories raciales. En conférence, elle l’affirme avec franchise : « Je mets en œuvre la blanchité, et je la renforce aussi ». Elle rappelle avec justesse que les races sont des constructions sociales tout en faisant des blancs et des noirs des catégories fermées. Chacune des races a son point de vue, son expérience et ses idées. Il existe une communauté noire et une communauté blanche. Les blancs (des chômeurs de la Gaspésie à Wall Street) forment un bloc de « privilégiés » dominant la société; les noirs (du prolétaire de Baltimore à Barack Obama) un groupe de victimes plus ou moins passives.

Mais son paternalisme ne s’arrête pas ici… Alors que certains nationalistes noirs considèrent (à tort ou à raison) que les blancs n’ont rien à faire dans leur lutte, DiAngelo affirme que ce sont les blancs – « exclusivement » – qui doivent prendre en charge le changement nécessaire à la fin du racisme. Il faut « déplacer le curseur du changement vers les Blancs, là où il doit être », dit-elle. Le travail « nous » revient. Désire-t-elle réellement que les blancs sauvent ainsi les noirs? Presque heureusement, elle ajoute: « Cela ne signifie pas que les personnes non blanches n’aient aucun rôle à jouer, mais que le poids absolu de la responsabilité revient à ceux qui contrôlent les institutions ».

Encore une fois, la boucle est bouclée. Au nom de l’antiracisme, les noirs disparaissent de la lutte même qui vise à la faire apparaître comme des sujets entiers et égaux.

Les peuples et les minorités opprimés, décidément, méritent mieux que cette espèce de guide thérapeutique appelant les blancs à expier leurs péchés…